Extrait. Le premier chapitre du premier roman d’Albert Camus
La mort heureuse
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Lorsque le 4 janvier 1960, il y a 50 ans, à deux jours près, sa voiture s’encastra dans un arbre d’une petite route de France, Albert Camus a-t-il pensé une fraction de seconde au titre de ce roman, « La Mort heureuse », le premier qu’il écrivit et qui fut publié post mortem ? Nous en publions ci-contre le premier chapitre, avec l’autorisation des éditions Gallimard. Cette « première entreprise romanesque » a été conçue entre 1936 et 1938. C’est en la remaniant que « L’Etranger » se forma dans son esprit et il abandonna « La mort heureuse » pour le roman qui fit et fait encore sa gloire mondiale. La similitude du nom du personnage, Mersault, une certaine écriture et une ambiance bizarre,ont laissé penser qu’il s’agissait donc du brouillon de « L’Etranger ». Les spécialistes de Camus pensent qu’il serait faux ou exagéré de l’affirmer même si chaque première œuvre contient en clair ou en creux les éléments d’une identité littéraire future. En 2010, il est certain que le sujet Camus, vie et œuvre, prendra encore une importance marquée dans le monde où le Prix Nobel 67 est incontournable. Il est à espérer qu’en Algérie où son œuvre est très lue et suscite de nombreuses passions, liées notamment à son rapport à la Guerre d’indépendance, des débats puissent avoir lieu dans les universités et les milieux culturels. Le Centre Culturel Algérien de Paris a déjà lancé une caravane intellectuelle à travers la France et l’on annonce pour début janvier la mise en librairie par Edif 2000 de l’ensemble de ses œuvres à des prix « très abordables ». De quoi découvrir ou redécouvrir un écrivain majeur pour qui l’absurde était au centre de l’écriture, peut-être aussi de sa vie, car le 4 janvier fatidique,on trouva dans sa poche le ticket de train qu’il avait acheté…
Il était dix heures du matin et Patrice Mersault marchait d’un pas régulier vers la villa de Zagreus. À cette heure, la garde était sortie pour le marché et la villa était déserte. On était en avril et il faisait une belle matinée de printemps étincelante et froide, d’un bleu pur et glacé, avec un grand soleil éblouissant mais sans chaleur. Près de la villa, entre les pins qui garnissaient les coteaux, une lumière pure coulait le long des troncs. La route était déserte. Elle montait un peu. Mersault avait une valise à la main, et dans la gloire de ce matin du monde, il avançait parmi le bruit sec de ses pas sur la route froide et le grincement régulier de la poignée de sa valise.
Un peu avant la villa, la route débouchait sur une petite place garnie de bancs et de jardins. De précoces géraniums rouges parmi des aloès gris, le bleu du ciel et les murs de clôture blanchis à la chaux, tout cela était si frais et si enfantin que Mersault s’arrêta un moment avant de reprendre le chemin qui de la place descendait vers la villa de Zagreus. Devant le seuil il s’arrêta et mit ses gants. Il ouvrit la porte que l’infirme faisait tenir ouverte et la referma naturellement. Il s’avança dans le couloir et, parvenu devant la troisième porte à gauche, il frappa et entra. Zagreus était bien là, dans un fauteuil, un plaid sur les moignons de ses jambes, près de la cheminée, à la place exacte que Mersault occupait deux jours auparavant. Il lisait, et son livre reposait sur ses couvertures tandis qu’il fixait de ses yeux ronds, où ne se lisait aucune surprise, Mersault maintenant arrêté près de la porte refermée.
Les rideaux des fenêtres étaient tirés et il y avait par terre, sur les meubles, au coin des objets, des flaques de soleil. Derrière les vitres, le matin riait sur la terre dorée et froide. Une grande joie glacée, des cris aigus d’oiseaux à la voix mal assurée, un débordement de lumière impitoyable donnaient à la matinée un visage d’innocence et de vérité. Mersault s’était arrêté, saisi à la gorge et aux oreilles par la chaleur étouffante de la pièce. Malgré le changement du temps, Zagreus avait allumé un grand feu. Et Mersault sentait son sang monter aux tempes et battre l’extrémité de ses oreilles. L’autre, toujours silencieux, le suivait des yeux. Patrice marcha vers le bahut de l’autre côté de la cheminée et sans regarder l’infirme, déposa sa valise sur la table. Arrivé là, il sentit un tremblement imperceptible dans ses chevilles. Il s’arrêta et mit à sa bouche une cigarette qu’il alluma maladroitement à cause de ses mains gantées. Un petit bruit derrière lui. La cigarette aux lèvres, il se retourna.
Zagreus le regardait toujours, mais venait de fermer son livre. Mersault, pendant qu’il sentait le feu chauffer ses genoux jusqu’à la douleur, lut le titre à l’envers : L’Homme de cour, de Baltasar Gracian. Il se pencha sans hésiter vers le bahut et l’ouvrit. Noir sur blanc, le revolver luisait de toutes ses courbes, comme un chat soigné, et il maintenait toujours la lettre de Zagreus. Mersault prit celle-ci dans sa main gauche et le revolver de la droite. Après une hésitation, il fit passer l’arme sous son bras gauche et ouvrit la lettre. Elle contenait une seule feuille de papier grand format couverte sur quelques lignes seulement de la grande écriture anguleuse de Zagreus : « Je ne supprime qu’une moitié d’homme. On voudra bien ne pas m’en tenir rigueur et trouver dans mon petit bahut beaucoup plus qu’il ne faut pour désintéresser ceux qui m’ont servi jusqu’ici. Pour le surcroît, j’ai le désir qu’il soit consacré à l’amélioration du régime des condamnés à mort. Mais j’ai conscience que c’est beaucoup demander. »
Mersault, le visage fermé, replia la lettre et à ce moment la fumée de sa cigarette vint piquer ses yeux tandis qu’un peu de cendre tombait sur l’enveloppe. Il secoua le papier, le posa bien en vue sur la table et se tourna vers Zagreus. Celui-ci regardait maintenant l’enveloppe, et ses mains, courtes et musclées, étaient demeurées autour du livre. Mersault se pencha, tourna la clef du coffre, prit les liasses dont on voyait seulement la tranche à travers leur enveloppe de papier journal. Son arme sous le bras il en emplit régulièrement sa valise d’une seule main. Il y avait là moins d’une vingtaine de paquets de cent et Mersault comprit qu’il avait pris une valise trop grande. Il laissa dans le coffre une liasse de cent billets. La valise fermée, il jeta sa cigarette à demi consumée dans le feu et, prenant le revolver dans sa main droite, s’approcha de l’infirme.
Zagreus maintenant regardait la fenêtre. On entendit une auto passer lentement devant la porte, avec un bruit léger de mastication. Zagreus, sans bouger, semblait contempler toute l’inhumaine beauté de ce matin d’avril. Lorsqu’il sentit le canon du revolver sur sa tempe droite, il ne détourna pas les yeux. Mais Patrice qui le regardait vit son regard s’emplir de larmes. Ce fut lui qui ferma les yeux. Il fit un pas en arrière et tira.
Un moment appuyé contre le mur, les yeux toujours fermés, il sentit son sang battre encore à ses oreilles. Il regarda. La tête s’était rejetée sur l’épaule gauche, le corps à peine dévié. Si bien qu’on ne voyait plus Zagreus, mais seulement une énorme plaie dans son relief de cervelle, d’os et de sang. Mersault se mit à trembler. Il passa de l’autre côté du fauteuil, prit à tâtons la main droite, lui fit saisir le revolver, la porta à hauteur de la tempe et la laissa retomber. Le revolver tomba sur le bras du fauteuil et de là sur les genoux de Zagreus. Dans ce mouvement Mersault aperçut la bouche et le menton de l’infirme. Il avait la même expression sérieuse et triste que lorsqu’il regardait la fenêtre. À ce moment, une trompette aiguë résonna devant la porte. Une seconde fois, l’appel irréel se fit entendre.
Mersault toujours penché sur le fauteuil ne bougea pas. Un roulement de voiture annonça le départ du boucher. Mersault prit sa valise, ouvrit la porte dont le loquet luisait sous un rayon de soleil et sortit la tête battante et la langue sèche. Il franchit la porte d’entrée et partit d’un grand pas. Il n’y avait personne, sinon un groupe d’enfants à une extrémité de la petite place. Il s’éloigna. En arrivant sur la place, il prit soudain conscience du froid et frissonna sous son léger veston. Il éternua deux fois et le vallon s’emplit de clairs échos moqueurs que le cristal du ciel portait de plus en plus haut. Un peu vacillant, il s’arrêta cependant et respira fortement. Du ciel bleu descendaient des millions de petits sourires blancs.
Ils jouaient sur les feuilles encore pleines de pluie, sur le tuf humide des allées, volaient vers les maisons aux tuiles de sang frais et remontaient à tire-d’aile vers les lacs d’air et de soleil d’où ils débordaient tout à l’heure. Un doux ronronnement descendait d’un minuscule avion qui naviguait là-haut. Dans cet épanouissement de l’air et cette fertilité du ciel, il semblait que la seule tâche des hommes fût de vivre et d’être heureux. Tout se taisait en Mersault. Un troisième éternuement le secoua, et il sentit comme un frisson de fièvre. Alors il s’enfuit sans regarder autour de lui, dans le grincement de sa valise et le bruit de ses pas. Arrivé chez lui, sa valise dans un coin, il se coucha et dormit jusqu’au milieu de l’après-midi. »
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