La mosquée Djamaâ El Djazaïr à Alger. Photo d'archives AFP
Le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, a inauguré officiellement dimanche la Grande mosquée d'Alger, la troisième plus vaste au monde et la plus monumentale d'Afrique, selon des images de la télévision algérienne.
Inaugurée en octobre 2020 en l'absence du président Tebboune alors atteint du Covid-19, « Djamaâ El Djazaïr » ( »La mosquée d'Alger ») peut recevoir jusqu'à 120.000 fidèles.
A l'architecture géométrique et étendue sur 27,75 hectares, « El Djazaïr » ne le cède en gigantisme qu'à la mosquée Al-Haram à La Mecque et à celle du Prophète à Médine, les deux principaux lieux saints de l'islam, en Arabie saoudite. Son minaret, qui surplombe la célèbre baie d'Alger, est le plus haut au monde : il culmine à 267 mètres, soit 43 étages desservis par des ascenseurs panoramiques.
Méga-projet emblématique de l'ancien président Abdelaziz Bouteflika, chassé du pouvoir par les manifestations du mouvement pro-démocratie Hirak, en avril 2019, sa construction avait suscité une vive polémique en particulier en raison de son coût. Achevé en avril 2019, son chantier a duré plus de sept ans et a nécessité des investissements supérieurs à 750 millions d'euros.
Le mandat de M. Tebboune, élu en décembre 2019, à la présidence de l'Algérie, arrive à échéance en fin d'année et il n'a pas encore fait connaître ses intentions sur son éventuelle candidature à un deuxième mandat.
Sous contrat avec l’État depuis 2008, le lycée lillois privé musulman Averroès a plaidé devant le tribunal administratif de Lille le 24 janvier 2024 pour obtenir la suspension de l’annulation du contrat entre l’État et le lycée. Une situation ubuesque pour l’établissement, accusé de communautarisme et de promouvoir des valeurs contraires à la République. La réponse judiciaire est attendue dans les prochains jours.
En cette mi-janvier, la vigilance aux entrées de l’établissement privé musulman Averroès à Lille, qui compte un collège avec 352 élèves et un lycée avec 473 autres jeunes, a redoublé. Depuis plus de trois mois, l’établissement est sous les feux des projecteurs. La suppression le 7 décembre 2023 de son contrat avec l’État, à la demande du préfet alors en place, Georges-François Leclerc, a largement été médiatisée. « On est devenus une cible pour certains », glisse Éric Dufour, le proviseur depuis 2022. Des menaces de descente de militants d’extrême-droite sont prises très au sérieux. Avec une certaine lassitude, Dufour explique : « On nous accuse d’être de dangereux islamistes qui endoctrineraient des élèves. Ça ne tient pas debout ».
DES CHIFFRES FARFELUS
Xavier Bertrand, président de la région Hauts-de-France, en est pourtant convaincu. « Il nous reproche un financement du Qatar versé en 2014 qu’il feint de découvrir dans le livreQatar Papers de Christian Chesnot et Georges Malbrunot paru en 2019 », contextualise Éric Dufour. Il en faut peu pour que ce don de 900 000 euros alimente « certains fantasmes ». Alloué à l’achat des locaux, il prend très vite des proportions qui sidèrent Dufour. « Le livre évoque des chiffres farfelus de plusieurs millions d’euros et forcément, en contrepartie il y aurait de l’endoctrinement, poursuit le directeur. Beaucoup ne comprennent pas le principe de la zakat car c’est bien dans ce contexte que nous avons reçu le financement de la fondation Qatar Charity1 ».
Xavier Bertrand décide alors de ne plus verser les 300 000 euros annuels du forfait d’externat. « Un de ses vice-présidents siégeait au conseil d’administration de l’association Averroès qui gère l’établissement, comment pouvait-il alors l’ignorer ? », s’étrangle Éric Dufour. Et depuis trois ans, la Région est systématiquement condamnée par la justice à verser ce forfait.
Le directeur de l’établissement pressentait que le bras de fer n’allait pas se cantonner à la Région et au financement du Qatar. En 2023, la Chambre régionale des comptes (CRC) publie un rapport sur l’établissement. « C’est la première fois que la CRC s’intéresse à un établissement privé, sourit presque Dufour. Un certain nombre de points avaient été soulevés et nous nous sommes efforcés de suivre les recommandations. Même si le rapport de la chambre ne nous est pas particulièrement défavorable, le président de la Région s’en est immédiatement saisi contre nous ». Dans un courrier adressé au président de la CRC que nous avons pu consulter, Xavier Bertrand insiste : « Au regard des remarques et constats que vous formulez dans votre rapport, je m’interroge sur le maintien par le ministère de l’éducation nationale du contrat d’association avec le lycée Averroès qui contrevient aux valeurs de la République et je souhaite une action forte de la part de l’État qui ne peut laisser de telles pratiques perdurer et se doit de protéger les élèves ainsi que les familles qui ont fait confiance à cet établissement ».
Les services de la préfecture s’emballent et Éric Dufour apprend le 18 octobre par voie de presse que le préfet envisage de résilier le contrat. S’ensuit une première rencontre puis une commission se tient fin novembre en présence des représentants du rectorat de Lille, de l’éducation nationale, des conseils départemental et régional et des chefs d’établissements privés catholiques. Et de Xavier Bertrand lui-même. « Lors de cette commission, nous avons été mis en accusation permanente sans la possibilité réelle de nous défendre », s’insurge Dufour.
Le vote est sans appel : 16 sont pour la résiliation et 9 s’abstiennent sur un total de 25. « Nous n’avons pas été écoutés », se remémore Vincent Brengarth, l’un des avocats de l’association Averroès.
Au cours de cette commission, un rapport d’une douzaine de pages est réalisé. Mais comme le révèle Mediapart , le 14 décembre2, sa version finale a entre-temps subi un lifting et compte désormais six pages. Car parmi les faits reprochés, certains concernent le collège, qui lui n’est pas sous contrat avec l’État. Autre fait curieux, un rapport élogieux réalisé par des inspecteurs de l’éducation nationale est passé sous silence. Il pointe notamment la qualité des enseignements et le respect des valeurs de la République. Pourtant, à aucun moment il n’est évoqué dans le rapport final. Pas plus que les bons résultats au bac obtenus par le lycée (en 2022, le taux de réussite au bac est de 98 % avec un taux de mention de 73 %).
LE COURS D’ÉTHIQUE POINTÉ DU DOIGT
Parmi les griefs, le plus virulent est celui du cours d’éthique musulmane qui, selon le rapport de la commission préfectorale, serait en « contradiction profonde avec les valeurs de la République ». Là encore, le directeur de l’établissement s’insurge. « Il s’agit avant tout d’un cours facultatif qui propose une connaissance de l’islam. C’est l’équivalent d’une pastorale ou d’une catéchèse en établissement catholique. La mission de ce cours est de déconstruire un discours erroné séparatiste ». Mais pour les autorités, ce cours serait sous l’influence tantôt des Frères musulmans, tantôt des salafistes...
En réalité, il y a peu voire pas d’éléments concrets qui nous ont été communiqués quant à des enseignements qui seraient contraires aux valeurs de la République, remarque l’avocat Vincent Brengarth. De plus, les inspecteurs de l’éducation nationale ont assisté à ce cours et n’en parlent pas comme d’un problème. Cela nourrit l’idée que des choses auraient été découvertes, ce qui n’est pas le cas.
La résiliation du contrat d’association n’est pas anodine pour l’établissement. Déjà en proie à des soucis financiers, il serait alors plongé dans la précarité, plus de 50 % de ses élèves étant boursiers. La Région ne devrait plus verser de forfait d’externat et les élèves ne pourraient plus passer leurs examens en contrôle continu, sans oublier les enseignants qui ne seraient plus rémunérés par l’État. « Xavier Bertrand lui-même s’est demandé comment nous contrôler si l’on nous retirait le contrat. Ce à quoi le préfet a répondu que l’objectif n’est pas de fermer l’établissement mais de ne pas nous verser de financement public. Si l’on est dangereux et qu’on prône une doctrine contraire à la République, pourquoi ne pas nous fermer définitivement ? », s’interroge Éric Dufour.
DEUX POIDS DEUX MESURES
La situation que traverse le lycée Averroès se heurte à celle que connaît un autre établissement privé. Depuis début janvier, le lycée catholique parisien Stanislas défraie la chronique pour d’autres raisons. Pour Pierre Mathiot, directeur de Sciences Po Lille et soutien de la première heure du lycée lillois :
Il me semblait jusqu’alors qu’on traitait le lycée Averroès de manière inéquitable et disproportionnée. Ce qui se passe avec Stanislas conforte mon sentiment. Des reproches qui reposent sur des pièces sont acceptables et il y a toujours des améliorations possibles. Mais des reproches basés sur une atmosphère, c’est terrible.
Difficile en effet pour les partisans du lycée lillois de ne pas comparer la différence de traitement. « Si l’on fait une symétrie, dans le cas d’Averroès, le rapport de l’inspection générale n’a jamais été rendu public, il est très positif et ne fait pas état de recommandations particulières. D’ailleurs, à aucun moment le préfet n’utilise cette pièce, cela interroge. Pour Stanislas en revanche, le rapport de l’inspection générale a été communiqué à la direction de l’établissement. Dans ce dernier, il y a des recommandations, et des problèmes sont identifiés. Et là, la ministre de l’éducation indique que son cabinet va mettre en place une commission pour vérifier la mise en conformité. Rien de tout cela n’a été proposé à Averroès », constate Pierre Mathiot.
UN MESSAGE ENVOYÉ AUX JEUNES MUSULMANS
Aux commandes de la réforme du bac sous Blanquer, Pierre Mathiot connaît bien les arcanes du pouvoir. Il connaît également Gérald Darmanin, un de ses anciens élèves à Sciences Po Lille. Il raconte l’avoir contacté en octobre 2023, ainsi que le cabinet de Gabriel Attal, alors ministre de l’éducation, pour les alerter sur la situation à Averroès. « Je leur ai signalé que ce qui se jouait là était problématique et qu’il fallait faire attention aux effets de bord ». Autrement dit, attention à ne pas enclencher « quelque chose qui mettrait en péril l’enseignement privé en général. Le cabinet d’Attal m’a dit que le dossier lillois relevait du ministère de l’intérieur et qu’il ne ferait rien, alors que pour Stanislas c’est exactement le contraire ».
Pour ce républicain convaincu, l’image de l’État est ternie. « J’ai alerté plusieurs fois le cabinet d’Élisabeth Borne, alors premier ministre, quant au risque de neutralité. L’État se doit d’incarner l’équité et la proportionnalité. Cette décision de rupture du contrat d’association éloigne les musulmans de la République », regrette-t-il.
Difficile pour Imane, en terminale au lycée Averroès de ne pas le prendre de la sorte. « En fait, on nous reprochera toujours d’être musulmans. Le vrai problème est là ». C’est justement sur le risque d’un sentiment de rejet chez une partie de la population française que Pierre Mathiot alerte. « Ce qui se joue ici, c’est la banalisation de l’islam comme étant une religion française. On dit aux musulmans qu’ils ne veulent pas jouer le jeu de la République. Or, quand ils demandent à être associés à l’État, on les rejette. Cette manière de faire est très problématique vis-à-vis des citoyens d’aujourd’hui et de demain », s’inquiète-t-il.
Les avocats de l’établissement lillois ont déposé une requête de plus de 80 pages. En plus de la demande de suspension, un recours en annulation a également été déposé.
La nomination de Bertrand Gaume en tant que nouveau préfet des Hauts-de-France le 17 janvier dernier est pour certains une source d’espoir. Espoir qu’il mette fin à cette procédure de résiliation au risque de désavouer son prédécesseur. D’aucuns rappellent qu’il a travaillé aux cabinets de Najat Vallaud-Belkacem et de Benoît Hamon. Signe d’une ouverture possible ? À suivre...
On a du mal à le croire, mais dans l’histoire des lettres françaises, nombre d’écrivains ont fait preuve à l’égard de l’islam d’une volonté de compréhension, d’une tolérance et d’une ouverture qui ont disparu aujourd’hui chez nombre d’intellectuels. Alphonse de Lamartine en est un exemple.
M. Alophe, Portrait de Lamartine, membre du Gouvernement provisoire, ministre des Affaires étrangères, 1848
Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie/BNF Gallica
Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l’histoire moderne à Mahomet ? […] Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d’idées, restaurateur de dogmes, d’un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d’un empire spirituel, voilà Mahomet ! À toutes les échelles où l’on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ?
L’auteur de ces lignes est un écrivain célèbre, ancien ministre français des affaires étrangères et candidat malheureux à l’élection présidentielle il y a… 175 ans. Il s’appelle Alphonse de Lamartine. Quel Occidental sait aujourd’hui que le poète du « Lac » avait érigé Mohammed en modèle ?
UN HUMANISTE SANS FRONTIÈRES
C’était au temps où l’islamophilie ne valait pas à un homme public d’être cloué au pilori. Et pourtant. Gentilhomme bourguignon royaliste et profondément catholique, notre poète n’avait a priori guère d’atouts pour séduire l’anarchiste Georges Brassens, qui le chantera, ou les réseaux sociaux musulmans, qui le louent aujourd’hui. Partisan du dépeçage de l’empire ottoman et de la conquête de l’Algérie dans ses jeunes années, il avait alors choisi la croix contre le croissant, comme son ami Victor Hugo. Mais bouleversé par l’accueil que lui réservèrent les Orientaux en 1832-1833 et horrifié par les massacres de la colonisation algérienne, Lamartine se fit l’avocat des Ottomans et, au-delà, des musulmans, au point de publier une biographie du Prophète tombée dans l’oubli1. Il avait dirigé entretemps l’exécutif issu de la révolution de 1848, et promu ses idéaux universalistes :
Je suis de la couleur de ceux qu’on persécute ! Sans aimer, sans haïr les drapeaux différents, Partout où l’homme souffre, il me voit dans ses rangs. Plus une race humaine est vaincue et flétrie, Plus elle m’est sacrée et devient ma patrie2.
« Créé religieux, comme l’air a été créé transparent », comme il s’est défini lui-même, Lamartine a toujours affirmé sa fidélité au christianisme face à ses détracteurs catholiques, quoique sa religiosité hétérodoxe ait rejoint celle de l’islam en bien des points. Attiré par l’Orient depuis sa jeunesse, il y trouve une spiritualité qui l’enchante : « Cette terre arabe est la terre des prodiges. […] Dieu est plus visible là-bas qu’ici : c’est pourquoi je désire y vieillir et y mourir », affirme-t-il sur ses vieux jours. Il exhorte ses compatriotes à s’inspirer de la tolérance religieuse ottomane :
Le mahométisme3 peut entrer, sans effort et sans peine, dans un système de liberté religieuse et civile ; […] il a l’habitude de vivre en paix et en harmonie avec les cultes chrétiens. […] On peut, dans la civilisation européenne, […] lui laisser sa place à la mosquée, et sa place à l’ombre ou au soleil4.
En un hommage qui vaut testament spirituel, il avoue dans ses Mémoires politiques tirer ces convictions de ses voyages en Orient, qui ont transformé le poète en partisan du Dieu universel et le moraliste en humaniste sans frontières :
On était parti homme, on revient philosophe. On n’est plus que du parti de Dieu. L’opinion devient une philosophie, la politique une religion. Voilà l’effet des longs voyages et des profondes pensées à travers l’Orient.
« UN PAYS DE FUSION ET DE CONTRASTE DANS L’UNITÉ »
Son humanisme ne résulte pas de quelque exotisme romantique, mais d’une réflexion historique sur son pays :
La France est géographiquement comme moralement un pays de fusion et de contraste dans l’unité. […] Elle-même n’est plus qu’une grande mêlée de races, de sang, de langues, de mœurs, de législations, de cultes, qui fond tout ce qu’elle a de divers dans une lente et laborieuse unité. […] La diversité est donc le caractère essentiel et fondamental de la France nationale. […] C’est la pauvreté des autres races nationales de l’Europe, de n’avoir qu’un caractère national ; c’est le génie, c’est l’aptitude, c’est la grandeur, c’est la gloire de la France, d’en avoir plusieurs5.
Les critiques de l’orientalisme politique6 ont mal compris Lamartine, qu’ils ont jugé via une lecture unilatérale et tronquée de son Voyage en Orient, alors que s’y borner reviendrait à omettre l’évolution ultérieure de l’auteur. On peut repérer dans l’œuvre de Lamartine un cheminement intellectuel parallèle à sa découverte personnelle de l’Orient, qui le mène d’une sensibilité poétique proche de la spiritualité du Coran à un humanisme ouvert aux musulmans. Sa perméabilité à la sacralité islamique s’est accompagnée d’une empathie à leur égard, qui l’a poussé à approfondir la biographie de leur modèle spirituel et temporel, pour l’expliquer à ses lecteurs. Il a donc voulu explorer l’ensemble de la sphère du sacré musulman, de la révélation coranique à sa traduction dans le quotidien du Prophète, comme s’il avait cherché un équilibre entre les deux.
Sa capacité d’évolution, liée à son ouverture d’esprit, s’avère remarquable : voici un aristocrate royaliste devenu député de gauche, un thuriféraire de l’impérialisme européen passé à l’anticolonialisme, un catholique intégriste mué en laudateur de Mohammed ! Ces mûrissements intellectuels sont allés de pair et se sont révélés complémentaires. Ils déclinent sur les plans des politiques intérieure et extérieure et de la religion, respectivement, des dispositions humanistes que son milieu et son éducation avaient bridées. Ils répondent à une logique d’ensemble, le respect des opprimés dans sa société d’origine allant de pair avec celui des musulmans méprisés en Europe. Ainsi, l’existence de ce rationaliste dans l’âme offre une cohérence que ses contemporains ne lui pardonneront pas et dont sa postérité pourrait utilement s’inspirer.
« QUE LES CHRÉTIENS S’INTERROGENT »
Si la spiritualité de l’islam l’enthousiasme, cet humaniste est surtout impressionné par la tolérance musulmane :
Cette prétendue intolérance brutale dont les ignorants accusent les Turcs7ne se manifeste que par de la tolérance et du respect pour ce que d’autres hommes vénèrent et adorent. Partout où le musulman voit l’idée de Dieu dans la pensée de ses frères, il s’incline et il respecte. Il pense que l’idée sanctifie la forme. C’est le seul peuple tolérant. Que les chrétiens s’interrogent et se demandent de bonne foi ce qu’ils auraient fait si les destinées de la guerre leur avaient livré La Mecque et la Kaaba !
PASSEUR D’ISLAM
La guerre de Crimée, qui oppose une coalition composée de la France, du Royaume-Uni, de la Sardaigne et de l’empire ottoman à la Russie de 1853 à 1856, fait prendre la mesure du danger des ambitions hégémoniques de ce dernier pays aux Européens de l’Ouest. Elle dissipe pour un temps l’ennemi imaginaire musulman, mais la fortune du dynamomètre « tête de Turc » dans les foires d’alors atteste de son ancrage populaire. Cette attraction permettait de mesurer sa force musculaire en frappant d’un maillet sur une tête enturbannée, étant entendu que « Turc » désignait alors les ressortissants de l’empire ottoman, Arabes compris.
Les liens entre orientalisme et colonialisme au XIXe siècle sont bien connus et l’époque n’était donc guère plus favorable à l’islam que la nôtre, mais les Français n’avaient pas encore forgé un danger arabo-musulman servant de bouc émissaire à leurs peurs identitaires, et ne stigmatisaient donc pas les expressions de sympathie envers cette religion. Le débat public laissait encore une place à l’islamophilie, qu’occupèrent des écrivains parmi les plus éminents.
L’OPINION DE NAPOLÉON BONAPARTE
Vu sa notoriété, Lamartine peut être considéré comme le principal « passeur d’islam » de la France contemporaine. D’autres auteurs du XIXe siècle ont partagé à sa suite son respect envers cette religion, que la plupart de leurs lecteurs ont ignorée. Lamartine, qui a vu le jour en 1790, est l’aîné d’une génération à laquelle appartiennent ses amis Victor Hugo et Alexandre Dumas, tous deux nés en 1802. Victor Hugo se fait le chantre de Mohammed dans La Légende des siècles et Alexandre Dumas écrit dans son Journal d’un voyage en Arabie :
Fondre toutes ces croyances en une seule, réunir tous les Arabes sous une loi commune, et donner à ce peuple un nouvel élan, telle fut la tâche immense qu’entreprit le génie de Mahomet. Comment donc refuser un tribut d’éloges au créateur de tout ce que l’histoire musulmane offre de grand, de noble, de glorieux ?
Ce trio est précédé de Napoléon Bonaparte, qui affirmait peu avant sa mort en 1821 : « L’islam est la vraie religion. […] J’espère que le moment ne tardera pas où l’islam prédominera dans le monde ». Lamartine est suivi d’Auguste Comte (1798-1857), qui loue « l’incomparable Mahomet », d’Edgard Quinet (1803-1875), pour qui « l’islamisme a le premier commencé à réaliser le principe d’égalité », et d’Édouard de Laboulaye (1811-1883), auteur en 1859 du conte philosophique Abdallah ou le Trèfle à quatre feuilles, dont la couverture porte en exergue la fameuse formule « Allahou akbar » (« Dieu est éminent »). Jules Verne (1828-1905) publie en 1847 le poème « Le Koran » : « Il n’est de dieu si ce n’est Dieu, Allah ! ». « Toute une partie de la vie de Stéphane Mallarmé (1842-1898) et de ses préoccupations culturelles est imprégnée par son attachement à la culture arabo-islamique », estime l’un de ses critiques, Mohammed Bennis. Arthur Rimbaud (1854-1891) s’est converti à l’islam après s’être établi à Aden en 1880. Enfin, Pierre Loti (1850-1923) écrit en 1908 : « Chez nous autres, Européens, on considère comme vérité acquise que l’Islam n’est qu’une religion d’obscurantisme. […] Cela dénote d’abord l’ignorance absolue de l’enseignement du Prophète ».
On pourrait ajouter d’autres écrivains moins connus et nombre d’artistes à cette liste rapide, mais impressionnante. Tous témoignent d’un islam inspirateur des meilleurs auteurs et donc partie de la culture française la mieux ancrée, loin de l’élément allogène que d’aucuns dénoncent aujourd’hui. L’image d’un XIXe siècle foncièrement islamophobe car impérialiste est réductrice et oublieuse d’auteurs aussi prestigieux. Ils vivaient au temps où les Français pouvaient exprimer leur respect pour l’islam sans éveiller le soupçon…
La Vie de Mahomet de Lamartine a été traduite en arabe, et la plupart de ses lecteurs sont peut-être désormais musulmans, comme le laisse croire une recherche sur Internet. Aucun dirigeant français n’a pourtant songé à user de cette part du patrimoine littéraire de son pays pour y favoriser l’intégration de l’islam ou pour combattre sa réputation islamophobe croissante chez nombre de musulmans. Il nous faut redécouvrir Lamartine.
LOUIS BLIN
Diplomate, docteur en histoire contemporaine, spécialiste du monde arabe.
Cette salle a vécu bien d’autres soirées mémorables – Piaf, Bécaud, les Beatles… –, mais elle vibre cette fois d’une façon inédite. De mémoire d’employé de l’Olympia, on n’a jamais vu pareil public. Chaque tirade de la chanteuse fait chavirer l’assistance. « Tout ce bruit ne nous dérangeait pas, insiste Saed, le violoniste. Au contraire, c’était la preuve de leur satisfaction. » Il y a dans cette ferveur bien plus qu’une passion artistique. « Pour tous les Arabes blessés par la défaite face à Israël, c’était la voix de l’Egypte triomphante », assure Mohamed Salmawy.
Un jeune apprenti comédien, débarqué de Châteauroux et totalement inconnu, partage ces sensations : un certain… Gérard Depardieu ! Dans son dernier livre (Innocent, Cherche Midi, 2015), l’acteur affirme s’être un temps converti à l’islam après ce concert exceptionnel. Sollicité par l’intermédiaire de son entourage, il fait savoir qu’il avait en fait rencontré Oum Kalsoum un an plus tôt, dans un contexte privé, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), mais que c’est bien ce spectacle, à l’Olympia, qui l’a conduit vers l’islam. « Je me suis retrouvé dans une sorte de communion artistique avec elle, précisait-il dès 2004 dans un autre ouvrage (Vivant !, Plon). Le public était ému aux larmes. (…) J’avais dû éprouver ce que les Arabes appellent le tarab, le paroxysme de l’émotion et de l’amour. »
Arrivés à 21 h 25, « la Dame du Caire » et son orchestre tiennent le public en haleine jusqu’à 2 h 35. LENA ANNETTE/GAMMA
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« La Dame » chante pendant une cinquantaine de minutes puis s’accorde une pause. Le rideau à peine baissé, Bruno Coquatrix se précipite sur scène, il veut la voir d’urgence. « Elle était encore assise sur sa chaise Louis XVI, à parler avec les musiciens, raconte Mohamed Salmawy, de nouveau chargé de jouer les traducteurs. Monsieur Coquatrix estimait que le présentateur égyptien du concert avait tenu des propos patriotiques un peu trop politiques à son goût. “Madame Oum, lui a-t-il dit, c’est une soirée artistique, pas une fête nationale.” Elle lui a fait comprendre que c’était très bien ainsi et qu’elle ne ferait aucun reproche au présentateur. Il n’a pas insisté. »
A l’entracte, on fume, on mange, on bavarde
Pendant que ses musiciens dégustent des pâtisseries orientales au bar, elle part prendre un thé à la menthe dans sa loge. Dans la salle encore toute tremblante d’euphorie, les spectateurs se restaurent comme à la mi-temps d’un match de foot. On fume, on mange, on bavarde. Jean-Michel Boris s’amuse de voir certains hommes boire des rasades d’alcool de figue (la boukha) dans de petites fioles et grignoter des graines de courge. A 23 h 35, elle revient sur scène pour offrir sa deuxième chanson, Les Ruines, un hymne déchirant où elle lance « Donne moi ma liberté/Dénoue mes mains ». Le public se laisse de nouveau aller, prêt à la suivre ainsi jusqu’au bout de la nuit. « C’était prodigieux, poursuit Marie Laforêt. Elle était statique mais sa voix, à elle seule, faisait la danse du ventre. Elle avait une mystique, une profondeur, une sensualité qui rendaient Dieu aimable. »
Après un autre entracte et un troisième morceau, le spectacle s’achève donc à 2 h 35. L’artiste salue ses fans, le rideau tombe, les portes s’ouvrent sur le boulevard désert, libérant une foule ivre de bonheur. « Nous avons quitté l’Olympia en ayant l’impression très nette d’avoir assisté à un événement », confirmera un chroniqueur de L’Humanité. Dans Le Monde du lendemain, Eric Rouleau prédit que les spectateurs auront « le plaisir d’en évoquer les délices pendant les années à venir ».
Dans la journée du mardi 14 novembre, Oum Kalsoum s’accorde un peu de détente. Entre deux balades dans la capitale, elle donne juste une conférence de presse en présence de Bruno Coquatrix. Tous deux savent que la partie est gagnée et que le spectacle de mercredi sera tout aussi triomphal. Ce soir-là, l’Olympia est de nouveau bondé, sans une place de libre. Marie Laforêt, fidèle et passionnée, a tenu à revenir. La célèbre actrice égyptienne Faten Hamama, l’épouse d’Omar Sharif, est également présente. Le public est si débordant d’amour pour sa Dame qu’un incident manque de gâcher la fête : un spectateur monte sur scène pour se jeter à ses pieds. Déséquilibrée, elle s’affaisse sur son siège mais se redresse aussitôt, sans cesser de chanter.
Cette femme a l’art de troubler les hommes. Même les plus grands. D’après la journaliste Ysabel Saïah-Baudis, la presse égyptienne de l’époque assure ainsi que, le 16 novembre au matin, quelques heures avant de repartir pour le Caire, elle reçoit au George-V un message de Charles de Gaulle : « J’ai ressenti dans votre voix les vibrations de mon cœur et du cœur de tous les Français. » Ce télégramme n’est pas mentionné, lui non plus, dans les archives diplomatiques. Peut-être a-t-il existé ? Peut-être pas. Cela n’a guère d’importance, après tout. Les spectateurs, eux, n’ont pas rêvé : la dernière reine d’Egypte a bien régné sur Paris à l’automne 1967.
L’objectivité journalistique des médias français a fortement été mise à mal depuis le début de la guerre contre Gaza après les attaques du Hamas contre Israël samedi 7 octobre.
Les musulmans de France sont particulièrement ciblés par les défenseurs d’Israël parmi les médias et la classe politique.
De la lutte contre l’islam radical, puis de l’islamisme, la guerre contre Gaza a fait franchir à certains un autre pas. Désormais, ils parlent carrément de musulmans et non d’islamistes. Un glissement dangereux de la part de la nouvelle alliance entre les pro-israéliens et l’extrême droite.
La France officielle a très vite donné la couleur de son engagement. Emmanuel Macron et son gouvernement offrent un soutien inconditionnel à Israël, peu importe les conséquences sur les civils palestiniens dont le nombre de morts ne cesse d’augmenter.
La majorité des médias français a pris le parti de soutenir cette version en adoptant un traitement médiatique à deux vitesses de ce conflit. L’accent est davantage mis sur les victimes israéliennes présentées comme visées et traquées.
Alors que les blessés et les morts palestiniens résultent de dommages collatéraux ou d’erreurs de frappe. Même dans la mort, ces médias et les influenceurs israéliens qui peuplent leurs plateaux font la différence. Pour eux, les victimes israéliennes sont toujours au-dessus des autres.
À l’inverse, les médias qui accordent une place aux victimes palestiniennes dans leur ligne éditoriale sont vite pointés du doigts par les figures politiques. Par exemple, la Une du journal Ouest France consacrée aux victimes à Gaza a été condamnée par le secrétaire général du parti présidentiel Renaissance. Seulement parce qu’elle abordait un autre angle de vue.
L’Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s (AJAR) dénonce d’ailleurs ce double traitement. L’AJAR reconnaît que les médias français ont su faire "à juste titre, des portraits humanisants des victimes israéliennes et étrangères".
Alors « les Palestinien·nes, de leur côté, ne bénéficient pas d’un tel traitement médiatique et sont souvent réduit·es à des additions désincarnées : 1000, 6000, 7000, 10 000 morts ».
L’association a d’ailleurs conçu un zapping de l’approche que les médias français ont adopté depuis le 7 octobre. Cette succession d’interventions médiatiques donne le ton général :
Pourquoi les médias français assument-ils si franchement cette différence de traitement ?
Un mélange de soutien à Israël et de lutte contre le cauchemar musulman de la France
Raconter ce conflit de manière égale est très compliqué pour les médias français. La France est l’un des pays qui compte l’une des plus grandes communautés juive et musulmane en Europe. Le pays, dans son histoire, a majoritairement pris position en faveur de la création d’un État d’Israël. L’escalade de violence au Proche-Orient la touche dans son histoire.
Mais ce conflit lointain réveille surtout les querelles internes que vit le pays. Puisqu’au-delà de son lien à Israël, une partie de la France persiste à voir le monde à travers une métaphore de "croisade".
Sa lutte contre l’islamisme mène le pays à lier chaque fait de ce conflit à sa propre politique. Or, cette politique est de plus en plus islamophobe.
La marche contre l’antisémitisme qui a eu lieu le 12 novembre a marqué un nouveau tournant. Au lendemain de cet événement, des médias français dont certains sont très proches de l’extrême droite ont surtout focalisé sur l’absence supposée de manifestants musulmans. Comme s’il s’agissait d’un événement censé les blanchir d’une accusation imaginaire.
Comme on peut le voir dans ce zapping média publié par le média Quotidien :
Comme à chaque attaque terroriste, les musulmans de France sont pris pour cible dans un débat qui ne les concernent pas. Il fallait être "Charlie", il fallait s’excuser de chaque attentat, comme si chaque Français pratiquant l’islam était complice d’actes radicaux et terroristes.
La normalisation de ce discours anti-musulmans en France est si présente que même le recteur de la Lecteur vidéo :Grande Mosquée de Paris a pris le parti de dénoncer l’attitude des médias.
Mais cet acharnement médiatique, politique et le fait de citer constamment les musulmans comme des personnes en faute qui refusent de se mobiliser pourra générer des situations dramatiques dans le futur.
La députée La France Insoumise, Nathalie Oziol, l’a souligné lors d’une intervention à l’Assemblée nationale :
Cette manifestation qui était censée être apolitique et sous le signe de la tolérance et de la paix est devenue le procès des musulmans. Un procès largement médiatisé qui laisse penser que l’islam est le cœur du problème et que les musulmans sont la source de l’antisémitisme en France. Quitte à frôler la diffamation et un racisme franchement assumé sur les Lecteur vidéo :plateaux de télévision.
Une critique des musulmans de France légitimée et renforcée
"Tu vas à la boulangerie pour t’acheter du pain et on te demande si tu es contre le Hamas, pour Gaza ou Israël. C’est pesant« , explique Asma, 37 ans, une Française d’origine maghrébine. »L’air est irrespirable, on doit forcément donner son avis, même si on n’en a pas", raconte Farid, 56 ans, un Franco-Maghrébin.
Ce traitement médiatique n’est pas sans conséquence. Il implique coûte que coûte les Français dans ce conflit qui a pris une dimension militante.
Comme ces deux témoins, de nombreux Français musulmans ou d’origine arabe se sentent à nouveau surveillés. On attend d’eux une forme de désolidarisation du Hamas, par extension de tous les Palestiniens et donc un soutien affirmé d’Israël. Sous peine parfois d’être accusé de frôler l’antisémitisme s’ils se risquent, à l’inverse, à évoquer leur solidarité pour les victimes palestiniennes.
Karim Benzema en a déjà fait les frais dès le début du conflit en raison d’un simple tweet solidaire avec les victimes de Gaza. Plusieurs personnalités politiques ont appelé à le destituer de sa nationalité française, à lui retirer son ballon d’or ou encore l’ont accusé à faire partie des Frères musulmans.
Cette exigence de solidarité envers Israël ne demande pas seulement aux musulmans de France de s’excuser – ce qui est déjà hors propos – mais surtout d’arrêter d’exister.
Il n’y a pas de place pour la nuance. Les discours dénonçant les discriminations à l’égard des musulmans de France dans les médias sont tout simplement inexistants.
Ceux qui parviennent à prendre la parole sont tout de suite moqués ou mis de côté. Très peu de journalistes, chroniqueurs ou personnalités sont autorisés à nuancer le traitement médiatique du conflit israélo-palestinien ou de manière plus générale de la communauté musulmane.
Lorsqu’ils le font, c’est une bataille. On a pu le voir pour Karim Zeribi dans la vidéo au-dessus qui tente d’expliquer l’attitude raciste de son interlocuteur sur le plateau de Laurence Ferrari. Ou encore Lecteur vidéo :Gilles Verdez, qui doit rappeler les larmes aux yeux que les musulmans sont à bout et ne demandent qu’à vivre sereinement au sein de la société française.
La presse française est en proie à un musellement de plus en plus forcé. Le conflit israélo-palestinien n’est que la partie émergée de l’iceberg. Depuis le début du second mandat d’Emmanuel Macron, plusieurs médias dénoncent l’impossibilité de faire leur travail de manière impartiale sous peine de mesures judiciaires, de pertes financières ou de pressions variées.
Le 30 novembre, 80 médias et organisations de journalistes se réuniront pour "libérer l’information des pouvoirs politiques, des médias de la haine et des milliardaires".
Karim Zéribi : « Non, le conflit
israélo-palestinien n’est pas religieux
entre le judaïsme et l’islam ! »
Karim Zéribi, consultant dans les médias et ancien député européen, revient dans cet entretien sur la position de la France sur la guerre en Palestine, explique que le conflit israélo-palestinien n’est pas religieux, répond à ceux qui veulent une confrontation entre les juifs et les musulmans…
TSA. Est-ce que ce qui se passe en Palestine est une guerre des religions comme le soutiennent Israël et ses partisans notamment en France ?
Karim Zéribi. Non, ce conflit n’est pas un conflit religieux mais bel et bien un conflit politique et plus précisément un conflit territorial.
La question israélo-palestinienne doit être analysée avec un spectre géopolitique plus large car le Proche-Orient est un sujet d’instrumentalisation politique incluant des puissances extérieures au conflit.
Ainsi, les États-Unis, l’Arabie saoudite, l’Iran et la Russie utilisent ce conflit depuis des décennies pour positionner leurs intérêts et mettre en place des rapports de force qui dépassent le seul destin des peuples palestinien et israélien.
Pour répondre précisément à votre question, je dirai que l’extrême-droite israélienne et française ont intérêt à transformer ce conflit en guerre de civilisations, reprenant ainsi la théorie de l’auteur américain Samuel P. Huntington qui a développé cette thèse dans son ouvrage intitulé « Le choc des civilisations » (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order) publié en 1996.
La volonté des extrémistes consiste à faire croire qu’il s’agit d’une guerre entre la civilisation occidentale judéo-chrétienne représentant le camp du bien contre la civilisation islamique représentée par les pays arabo-musulmans, qu’ils veulent réduire au terrorisme, et qui incarnerait ainsi le camp du mal.
Cette approche est grotesque, caricaturale et dangereuse car elle est synonyme de guerre à l’échelle mondiale.
TSA. Pourquoi ?
Karim Zéribi : Il est aisé de démontrer que cette théorie est fallacieuse et infondée car de très nombreux pays dans le monde, qui n’ont rien à voir avec l’Islam, se mobilisent et sont scandalisés par l’offensive militaire disproportionnée de l’armée israélienne qui massacre des civils palestiniens par milliers à Gaza où la moitié des victimes sont des femmes et des enfants selon MSF (Médecins sans frontières) et d’autres ONG qui ne sont pas dans la propagande.
L’attaque odieuse du 7 octobre sur des civils israéliens ne permet pas tout. On ne combat pas la barbarie par le massacre, c’est le message de millions de voix dans le monde aujourd’hui avec des manifestations géantes à Londres, en Belgique, en Espagne mais également en Bolivie, Colombie, aux États-Unis, au Canada, en Turquie, en Afrique ou en Asie.
« Non ce n’est pas un conflit religieux, c’est un conflit politique, territorial »
Les opinions publiques s’insurgent et s’indignent à l’échelle planétaire car ils constatent un bafouement total du droit international corrélé d’une politique meurtrière envers des civils, femmes et enfants pour la plupart, à laquelle il faut ajouter le projet de déplacement de centaines de milliers de Palestiniens vers des camps en Égypte où en Jordanie.
Cette stratégie est qualifiée par des responsables onusiens d’épuration ethnique de gaza. Non, ce n’est pas un conflit religieux, c’est un conflit politique, territorial, qui mobilise de par le monde des millions de femmes et d’hommes de toutes nationalités, de toutes origines et de toutes les croyances. Ce conflit est à visée universelle car il porte d’abord et avant tout sur l’idée que l’on se fait de l’humanité envers un peuple opprimé.
TSA. Il n’y a pas que les pays musulmans qui dénoncent les bombardements israéliens contre Gaza. De nombreuses voix dans le monde, en Europe, en Amérique et en Asie ont condamné l’agression israélienne. Comment l’expliquez-vous?
Karim Zéribi. Le monde entier est horrifié par ce massacre à l’encontre des populations civiles perpétré par un État qui tue des innocents par milliers au prétexte de mener une guerre au terrorisme.
Tous les êtres humains qui aspirent à la justice, au respect du droit international, aux droits humains les plus élémentaires sont bouleversés par le sort réservé aux Palestiniens, et ce, sans distinction d’origine, de nationalité, de couleur de peau ou de religion.
Partout dans le monde des voix s’élèvent pour dire stop ! Combattre un mouvement terroriste n’autorise pas à éradiquer un peuple qui subit l’oppression, la colonisation de ses terres, l’expropriation de ses foyers, un blocus depuis 15 ans faisant de gaza une prison à ciel ouvert…
Où va le monde si l’on accepte de faire payer les actes ignobles du Hamas sur des civils israéliens à tout un peuple Palestinien victime et innocent ?
Les parlementaires irlandais disent non, les ministres espagnols disent non, les syndicats belges disent non, les dirigeants politiques d’Amérique du Sud disent non!
Aucune de ces voix n’est musulmane donc cessons d’instrumentaliser ce conflit en guerre de religions ! Plus de 120 pays de toutes obédiences religieuses ont appelé à un cessez-le-feu immédiat au sein de l’assemblée de l’ONU. Ce conflit dépasse largement la communauté musulmane à l’échelle de la planète.
« Cessons d’instrumentaliser ce conflit
en guerre de religions ! »
J’ajoute qu’une tribune vient d’être co-signée par 85 personnalités de confessions juives en France pour dire leur indignation à la riposte totalement disproportionnée de l’armée israélienne.
Non il faut le dire et le répéter : ce conflit n’est pas un conflit religieux entre le judaïsme et l’islam, il n’incarne aucunement la guerre de civilisations que certains appellent de leurs vœux.
Il s’agit surtout et avant tout de notre conception de l’humanité basée sur la justice, sur la protection des populations civiles innocentes et sur le droit à l’autodétermination des peuples contre l’occupation.
Il faut revenir à l’application immédiate de la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies sur la base des frontières de 1967 avec deux États vivant en sécurité.
C’est le meilleur moyen d’éradiquer le terrorisme qui prend racine dans la souffrance, la désespérance, l’humiliation de générations qui n’ont connu que l’oppression et l’occupation.
TSA. Pourquoi les pro-Israéliens et l’extrême droite veulent opposer les juifs aux musulmans ? Est-ce qu’il n’y a pas un risque sur la cohésion nationale en France, un pays qui compte de fortes communautés juive et musulmane ?
Karim Zéribi : Ce risque de fracturation de la société française existe et certains attisent la haine. C’est un piège à éviter si l’on veut garantir la cohésion nationale en France.
Ce conflit est déjà importé sur le sol français du point de vue des sensibilités des uns et des autres par-delà les communautés juives et musulmanes mais il doit rester sur le terrain de la confrontation politique, sur le terrain des idées, des arguments et ne jamais dériver vers la violence physique ou verbale.
Les premiers pyromanes sont ceux qui essentialisent leurs analyses en laissant entendre que l’antisémitisme proviendrait d’une présence trop importante en France de Français de confession musulmane.
C’est gravissime de porter une telle accusation car l’immense majorité des Français de confession musulmane vit paisiblement, sans poser aucun problème et en respect total des valeurs républicaines et des principes de laïcité en France.
D’ailleurs beaucoup de Français de confessions juive et musulmane vivent ensemble, commercent ensemble, se fréquentent, sont amis d’enfance.
Il y a certainement des minorités négatives porteuses de paroles ou de comportements condamnables mais ceux-là ne représentent aucunement les Français de confession musulmane qui en ont assez d’être montrés du doigt en permanence dans une société française qui cherche sans cesse des boucs émissaires à son incapacité à traiter des problématiques politiques de fond qui n’ont rien à voir avec les musulmans de France en réalité.
« Les tirailleurs musulmans ont aidé à libérer la France de l’occupation nazie »
Je rappelle au passage que durant la terrible période de la Seconde guerre mondiale 1939-1945, ce ne sont pas les musulmans qui ont collaboré avec les nazis.
Les tirailleurs musulmans ont aidé à libérer la France de l’occupation nazie, il est bon de rafraîchir la mémoire de certains. J’ajoute que durant cette période sombre de l’histoire, la Grande Mosquée de Paris, qui est de sensibilité algérienne, a caché des juifs durant les rafles honteuses autorisées et encadrées par les Pétainistes que monsieur Eric Zemmour veut honorer aujourd’hui donc cessons d’instrumentaliser les consciences.
Manifester pour la cause palestinienne, critiquer le gouvernement israélien de Benyamin Netanyahou ne font pas de vous un antisémite.
En revanche, s’il y a des actes contre les juifs de France, je le dis sans détour, il faut être ferme et faire tomber des sanctions lourdes car cela est inacceptable tout comme l’islamophobie envers les musulmans et le racisme anti-français qui peut découler de comportements indignes sur notre sol.
Je ne le répéterai jamais assez, toutes violences physiques ou verbales envers quiconque nuisent à la cause palestinienne et à la paix car il va bien falloir revenir au plus vite à un processus de discussion pour obtenir un État palestinien qui est la seule garantie d’une sécurité durable pour Israël.
TSA. Comment trouvez-vous l’évolution de la position française après près de 10 000 morts à Gaza ?
Karim Zéribi. Je suis déçu de la position française depuis le 7 octobre dernier jusqu’à ce jour car elle n’est pas à la hauteur des enjeux.
Nous avons tous été pris d’émotion et de stupeur suite à l’attaque d’une violence inouïe de la part du Hamas sur des populations civiles israéliennes.
J’ai dit moi-même qu’une attaque de ce type relevait du terrorisme et non d’une stratégie de résistance du peuple palestinien à laquelle je crois si elle épargne les populations civiles israéliennes et si elle vise les cibles militaires de l’occupant.
J’assume mon propos car la résistance palestinienne est une cause trop noble à mes yeux pour verser dans la barbarie à l’encontre de populations civiles désarmées, femmes et enfants de surcroît.
« Je suis déçu par la position de la France »
La France a partagé l’émotion générale le 7 octobre et c’est bien normal. En revanche, un grand pays se distingue par sa capacité à voir au-delà de l’instant présent et à anticiper sur les événements à venir.
La France a apporté un soutien inconditionnel au gouvernement israélien, or ce fut une erreur car le soutien à la population israélienne oui, le soutien à la riposte disproportionnée du gouvernement de Netanyahou non !
Le Général de Gaulle portait une voix forte, indépendante et juste de la France dans le monde. Il avait impulsé une politique arabe de la France qui consistait à se démarquer des États-Unis et à faire preuve de justice et de justesse dans la vision française.
J’aurais apprécié que des voix politiques françaises s’élèvent pour condamner fermement le 7 octobre mais pour affirmer immédiatement derrière qu’il ne peut être toléré que le peuple palestinien soit victime d’une riposte synonyme d’un massacre soutenu par la France et la communauté internationale.
J’aurais aimé que la voix de la France soit une voix d’équilibre, de nuance, de discernement, de justice, capable de proposer une lutte ciblée contre le terrorisme tout en relançant un processus de discussion vers la paix et la création d’un État palestinien.
Malheureusement, la France recule dans le monde arabe, elle recule en Afrique et sa voix n’est pas aussi puissante que nous le voudrions à l’échelle européenne également.
J’en suis triste mais je veux garder une once d’optimisme malgré tout car lorsque j’entends un homme comme Dominique De Villepin (ancien Premier ministre de Jacques Chirac), je veux croire que la posture gaullienne de la France n’a pas complètement disparu.
Il faut que la France retrouve le chemin de l’audace, du courage et défende avec conviction ses valeurs universalistes.
Entre les années 1950 et 1990, Maxime Rodinson (1915-2004) fut l’un des plus célèbres arabisants de France. Doté d’une admirable culture encyclopédique, auteur de milliers de comptes-rendus, il fut également un personnage influent de la gauche intellectuelle, régulièrement sollicité par les médias pour commenter l’actualité des pays d’islam.
Maxime Rodinson naquit en 1915. Ses deux parents étaient des juifs sécularisés d’Europe de l’Est qui avaient émigré à Paris au début du XXe siècle et s’étaient engagés, à partir de 1920, au Parti communiste français-Section française de l’Internationale communiste (PCF-SFIC). Il grandit dans les années 1920, animé par la « foi révolutionnaire »1 que suscitait alors le projet communiste, incarné en France par la contre-société formée par le Parti, la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) et leurs organisations de jeunesse et d’éducation populaire. Une fois le certificat d’études en poche, le jeune Rodinson dut commencer de travailler comme coursier, mais, grâce aux bibliothèques populaires du mouvement ouvrier, il poursuivit sa formation intellectuelle en autodidacte et parvint, en 1932, à intégrer l’École des langues orientales2, unique institution d’enseignement supérieur qui n’exigeait pas le baccalauréat. Dans le sillage du Front populaire, il entra, en 1937, à la Caisse nationale de la recherche scientifique, ancêtre du CNRS.
L’EXPÉRIENCE LIBANAISE
Mobilisé en novembre 1939, Rodinson parvint à être affecté au Levant à la veille de la débâcle de juin 1940. Il y passa la guerre, durant laquelle il fit la connaissance, à Beyrouth, des chefs du mouvement communiste syro-libanais. Son épouse et son fils purent le rejoindre, mais ses deux parents, considérés par le régime de Vichy comme des juifs étrangers, furent livrés à l’ennemi nazi et déportés à Auschwitz, où ils moururent en 1943.
À son retour en France, Rodinson obtint un poste au département des imprimés orientaux de la Bibliothèque nationale de France (BNF). Le début des années 1950 marque l’apogée de son engagement dans le PCF et ses organes de publications, comme la revue Moyen-Orient (1950-1951). La distance avec le Parti commença à se creuser à partir du milieu des années 1950, dans le sillage de la déstalinisation, mais surtout en réaction aux errements de la politique coloniale du PCF. Après une série de conflits autour de ses articles, son exclusion temporaire du Parti pour une durée d’un an fut prononcée en 1958 par la Commission centrale de contrôle politique. Rodinson ne redemanda jamais son adhésion. Il avait succédé entre temps à Marcel Cohen à la chaire d’éthiopien et sud-arabique de l’École pratique des hautes études (EPHE). Il occupa cette chaire jusqu’à sa retraite en 1983.
LA DÉCOUVERTE DE « L’IDÉOLOGIE ALLEMANDE »
Malgré son exclusion du PCF en 1958, Maxime Rodinson ne renia jamais le marxisme. Il en retint le matérialisme et la critique des idéologies, à laquelle se livrent Karl Marx et Friedrich Engels dans L’Idéologie allemande, et qui constitue le véritable fil rouge de sa pensée et de son existence.
Ce fut une croix pour beaucoup — au départ entrés au Parti en vomissant la religion — que de découvrir que nous étions entrés dans une nouvelle religion ! Nous avions fait le saut de passer au communisme, par haine de l’irrationnel et du mythique, et nous nous trouvions piégés dans du mythique et de l’irrationnel !3
Dès les années 1930, les comparaisons entre communisme et religion étaient fréquentes. Pendant la Guerre froide, elles jouèrent un rôle aussi important que le concept de totalitarisme dans la bataille des idées que se livraient les deux blocs. Que l’on pense à la « religion séculière » de Raymond Aron en France, ou aux « religions politiques » d’Éric Voegelin aux États-Unis. L’originalité de Maxime Rodinson ne réside pas dans la comparaison du communisme et de la religion. Ce qui est décisif, c’est leur subsomption sous le concept d’idéologie : Marx fournit à Rodinson le concept qui lui permit de penser le fond commun du communisme et de la religion d’une autre manière qu’Aron ou que Voegelin, et, ce faisant, de sublimer ce sentiment d’amertume et d’humiliation d’avoir été berné par le Parti — un sentiment si puissant qu’il ne cessa jamais d’écrire et de récrire son autocritique d’ancien communiste.
L’AUTONOMIE RELATIVE DE LA RELIGION
Il faut rappeler que L’Idéologie allemande fut écrite par Marx et Engels en 1845-1846 et laissée inachevée. Elle parut pour la première fois à Moscou en 1932. Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que les intellectuels marxistes commencèrent à s’y référer de manière régulière. Sans entrer dans les nombreux débats suscités par l’interprétation de ce texte difficile, on peut dire que Maxime Rodinson en retint deux idées principales. La première consiste dans l’impossibilité de faire une histoire religieuse autonome sans tenir compte des dynamiques économiques, sociales et politiques. Dans ses travaux des années 1950 consacrés à la vie du Prophète et qui culminent dans une célèbre biographie publiée en 1961 (Mahomet, traduite en une quinzaine de langues), Rodinson interprète de cette manière l’évolution de l’approche orientaliste des débuts de l’islam : « On en est venu à se demander si la religion n’était pas plutôt le revêtement idéologique, le masque spirituel, le décor superficiel de nécessités plus profondes4 ».
On serait ici très proche des théories du reflet de certains sociologues marxistes de la littérature, si Rodinson ne rajoutait aussitôt qu’il faut comprendre l’islam comme « une réaction religieuse à une situation sociale totale ». La deuxième idée importante, comme on le voit, réside en effet dans l’autonomie relative de la religion par rapport au social. En d’autres termes, l’idéologie traduit dans son langage propre les contradictions qui traversent la société.
Dans le cas de l’islam, l’évolution économique rapide de La Mecque et du Hedjaz à la fin du VIe siècle avait accentué les inégalités de richesse et de statut social, et mis en relation étroite la région avec le Proche-Orient et l’Arabie du Sud. Cela aurait provoqué l’apparition de tendances individualistes dans la société mecquoise, en décalage avec l’idéologie dominante du nomadisme et ses valeurs d’égalité, d’honneur et de générosité ostentatoire, la fameuse mourouwwa des poètes préislamiques. Pour Rodinson, qui se fait ici durkheimien, le premier message de l’islam peut se comprendre comme une nouvelle idéologie, qui exploite les tendances socio-économiques à l’œuvre pour rénover la structure sociale en voie de désintégration :
Muhammad tire parti des tendances individualistes existant déjà, mais qui, jusque-là, avaient seulement eu un rôle destructeur vis-à-vis des structures anciennes. Il les sacralise en maintenant aussi d’ailleurs les structures communautaires et il aboutit ainsi à un système nouveau5.
L’islam naît donc comme solution possible d’une tension entre les structures socio-économiques de la société mecquoise qui avait évolué rapidement au cours du VIe siècle, et des mentalités, qui continuaient de dépendre de l’état antérieur de cette société. L’idéologie nouvelle apporte une solution à la fois aux tensions psychologiques (l’islam comme religion du salut individuel) et aux tensions sociales (l’islam comme idéologie d’un État arabe).
LA GAUCHE FACE AU DÉFI DE LA DÉCOLONISATION
Pendant que Rodinson écrivait sur Mohammed, le Proche-Orient et le Maghreb vivaient les grandes heures de la décolonisation et de l’anti-impérialisme. La gauche française dut alors se confronter au défi du nationalisme arabe, tandis que les pays arabes nouvellement indépendants avaient à définir, après la phase d’unanimisme des luttes d’indépendance, des politiques concrètes de développement. Maxime Rodinson aborda la question nationale (qu’il appelle « nationalitaire ») à deux niveaux. Il mit d’abord en évidence dans plusieurs publications, à partir de 1967, le caractère colonial de l’État d’Israël, et joua un rôle important, au moment de la guerre de juin 1967, dans le retournement de l’intelligentsia française de gauche, jusqu’alors plutôt favorable à Israël, en faveur des Palestiniens.
Dans un livre majeur de 1966, Islam et capitalisme, Rodinson aborde frontalement la question des rapports entre religion et développement économique. Il y montre qu’il n’existe pas un islam, surplombant et anhistorique, mais des islams fort divers, transformés par les conditions historiques dans lesquelles ils s’épanouissent ; ces islams sont des idéologies, qu’il serait donc méthodologiquement faux, et politiquement inefficace, voire dangereux, de considérer comme la cause principale des phénomènes économiques. Ni les généreux appels à la charité du Coran ni l’interdiction de l’usure n’empêchèrent le développement, en islam, d’un capitalisme commercial et de pratiques de crédit. Par conséquent, la compatibilité entre islam et capitalisme (pas plus que celle entre islam et propriété sociale) ne doit être évaluée selon une approche essentialiste de cette religion, qui caractérise les réformistes musulmans puis les Frères musulmans et leurs émules, mais au regard de l’histoire économique concrète des pays d’islam, en l’occurrence, celle de la colonisation qui avait intégré de facto le monde musulman au capitalisme. Quelques mois plus tôt, en avril 1965, Rodinson s’était rendu à Alger pour présenter, lors d’une conférence, les idées développées dans Islam et capitalisme, et avertir ses auditeurs des dangers de l’ambiguïté entretenue, dans le socialisme arabe et dans le Front de libération nationale (FLN) algérien, à propos des rapports entre le nationalisme et l’islam. Islam et capitalisme s’achevait sur une mise en garde : « La théorisation laïque des mécanismes de la société égalitaire est primordiale et ne peut se faire par le seul recours à des préceptes religieux et moraux même si ceux-ci légitiment cette société. »
IRAN, LE RÔLE DU CLERGÉ CHIITE
À la fin des années 1970, les pays d’islam furent confrontés à l’échec des stratégies de développement mises en place au lendemain des indépendances, et à une réislamisation progressive de l’espace public et des législations nationales. Rodinson consacre plusieurs textes à ces deux phénomènes corrélés, approfondissant les analyses d’Islam et capitalisme. Dès le mois de décembre 1978, il publia dans Le Monde une série de trois articles intitulés « La résurgence de l’islam », dans lesquels, faisant preuve de plus de lucidité que la plupart des intellectuels français de l’époque, il montrait comment le clergé chiite jouait sa propre partition et détournait à son profit le cours de la révolution iranienne.
Rodinson tente de spécifier la nature du rapport d’affinité entre islam et intégrisme. Il note deux facteurs qui distinguent islam et christianisme dans leur rapport à l’intégrisme, défini comme « l’aspiration à résoudre au moyen de la religion tous les problèmes sociaux et politiques et, simultanément, de restaurer l’intégralité de la croyance aux dogmes et aux rites6 ». Dans un article scientifique de 1984, intitulé « L’intégrisme musulman et l’intégrisme de toujours. Essai d’explication », il distingue d’abord entre Jésus, qui fut uniquement un prédicateur juif, et Mohammed, qui fut contraint, en raison de la situation historique de la péninsule Arabique de son temps, d’être également un législateur :
En Islam, le facteur fondamental qui favorise le recours à l’intégrisme politique est la constitution de la communauté des fidèles [oumma], par suite des conditions historiques de sa formation initiale, en une structure politico-religieuse7.
Il faudrait distinguer ici plus nettement entre la sacralisation du droit au cours des premiers siècles de l’islam, qui fit de Mohammed le prophète législateur dont parle Rodinson, et le sentiment d’appartenance à l’oumma, dont la puissance et l’effectivité furent grandement accrues, à partir du milieu du XIXe siècle, par la mise en réseau du monde musulman, d’abord grâce au télégraphe, à la presse écrite et au bateau à vapeur, et désormais par le téléphone, la télévision et Internet.
D’autre part, le monde islamique n’a pas connu une sécularisation semblable à celle de l’Europe moderne, non parce que l’islam l’empêcherait par nature, mais en raison du retard d’industrialisation du tiers-monde musulman, et de la présence de nombreuses minorités non musulmanes parmi les musulmans, qui contribuèrent longtemps à faire de l’appartenance religieuse un attribut de l’appartenance communautaire. Pour toutes ces raisons, les masses populaires continuent à attribuer les malheurs du temps à l’incrédulité ou la corruption morale des dirigeants ; elles demeurent incapables de fournir une explication systématique (par exemple, par les rapports de production ou l’impérialisme) à leur situation. Rodinson défend donc l’idée que l’intégrisme islamique pourrait avancer sur d’autres voies que l’intégrisme catholique et le fondamentalisme protestant, qui connurent eux aussi, du reste, un renouveau important au moment de la Guerre froide.
LA RESPONSABILITÉ DES ÉLITES MODERNISATRICES
Il considère également que les élites modernisatrices des pays d’islam, loin de promouvoir une vision sécularisée du monde, utilisèrent au contraire le moralisme piétiste qu’ils attribuaient aux masses populaires comme véhicules de leurs idéologies nationalistes ou socialistes. Les libéraux et les socialistes arabes, discrédités par leur échec économique, furent pris à leur propre piège et pavèrent la voie de l’intégrisme musulman :
Il devient plus convaincant de combattre pour ces idéaux sous son drapeau que de se lier idéologiquement à des étrangers aux motivations suspectes comme le proposaient aussi bien les nationalismes marxisants que les socialismes8.
Rodinson ne prédit pas davantage de succès à ces intégristes, puisque la religion demeure, pour lui, une idéologie qui ne suffit pas à déterminer le fonctionnement de l’économie ou de la société. Les partis islamiques seront donc confrontés au même dilemme que leurs prédécesseurs : ou bien s’adapter au capitalisme mondialisé et le camoufler sous des « gesticulations musulmanes », ou bien glisser vers le « fascisme archaïsant » qui réduit la religion à un ordre moral. La première voie est celle du Parti démocrate turc, au pouvoir entre 1950 et 1960 (nous penserions aujourd’hui au Parti de la justice et du développement [AKP] de Recep Tayyip Erdoğan) ; la seconde, celle des Frères musulmans (des talibans d’Afghanistan). Comme il l’écrit en février 1979 dans Le Nouvel Observateur, peu de temps après le retour en Iran de l’ayatollah Khomeiny :
Les religions ne sont pas dangereuses parce qu’elles prêchent la croyance en Dieu, mais parce qu’elles ne disposent pas d’autre remède que l’exhortation morale aux maux inhérents de la société. Plus elles croient disposer de tels remèdes et plus elles sacraliseront le statu quo social qui convient le plus souvent à ses cadres. Au pouvoir, elles succomberont à la tentation d’imposer, au nom de la réforme morale, un ordre du même nom9.
Parti de l’idéologie au sens marxiste, Maxime Rodinson enrichit progressivement sa compréhension du concept d’une sociologie. Fidèle à L’Idéologie allemande, Rodinson définit dans un premier temps l’idéologie comme l’ensemble des relations qu’une société pense entretenir avec le monde de l’expérience. Il ajoute que les idéologies sont portées par des groupes sociaux, dont certains finirent par constituer des « Églises-partis universalistes ». La modernité capitaliste transforme peu à peu ces mouvements en partis idéologiques purs, dont le programme cesse de se référer principalement à l’au-delà : c’est ici-bas que les promesses de l’invisible doivent être réalisées. Le mouvement idéologique devient militant et se dote d’un programme temporel sociopolitique. Or, le point de fuite d’une idéologie universaliste, son caractère d’utopie, tient dans la co-extensivité de la société et de l’Église, autrement dit, dans ses visées totalitaires. Au moment où l’utopie est sur le point de se réaliser, elle se mue en idéologie (ici au sens commun péjoratif), cesse d’être militante, troque son programme sociopolitique temporel contre des exhortations morales ou un idéalisme de bon aloi. L’ancienne utopie devenue idéologie pourra être à son tour contestée par une nouvelle utopie, défendue par un groupe social montant (intellectuels, classe sociale, croyants qui prennent au sérieux leur religion). Pour Rodinson, la politisation de l’islam et l’essor de l’intégrisme islamique sont le résultat fatidique de l’assujettissement des pays musulmans aux puissances capitalistes européennes. Cet assujettissement entrave la sécularisation et favorise l’instrumentalisation de la religion par des élites modernisatrices convaincues de la nécessité d’emprunter le « parler religion » avec les masses ignorantes, ou par des partis religieux persuadés de l’efficacité de la religion comme levier de transformation de la société.
DES EXPLICATIONS IDÉALISTES
Alors que reviennent en force les explications idéalistes de l’histoire de l’islam — ou de l’histoire par l’islam, ce qui revient au même —, il n’est pas inutile de relire Rodinson. Pour lui, l’explication par la religion était le pis-aller dont on use quand la connaissance historique est insuffisante ; seule l’histoire occidentale, mieux connue que l’histoire des autres parties du monde a pu, en grande partie, échapper à la monocausalité écrasante des explications idéologiques. Il ne faudrait pas, a contrario, négliger les facteurs religieux et culturels, dont l’importance, dans le cas de l’islam, s’explique par le rôle instrumental décisif qu’il joue, depuis le XIXe siècle, non seulement chez les intégristes, mais aussi, encore plus tôt, chez leurs adversaires libéraux et socialistes. La thèse de Rodinson, c’est que les racines de l’idéologisation de l’islam sont moins à rechercher dans l’islam lui-même — quoiqu’il n’hésite pas à mettre en évidence par quelles propriétés spécifiques de l’islam une telle idéologisation peut progresser —, que dans l’ensemble des transformations des pays d’islam intégrés étroitement, et dans une position dominée, au sein de l’économie-monde dominée par l’Occident.
Maxime Rodinson n’abdiqua jamais son rationalisme hérité des Lumières, ce qui le rapproche d’autres historiens de gauche ou ex-communistes comme Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) et Jean-Pierre Vernant (1914-2007). Ce fut d’ailleurs Vernant qui remit à Rodinson, en 1991, le prix annuel de l’Union rationaliste, une vénérable association fondée en 1930 par le physicien Paul Langevin, un temps sous la domination du Parti communiste et qui avait servi ensuite, dans les années 1950 et 1960, de lieu de ralliement des communistes antistaliniens soucieux de faire dialoguer marxisme et sciences sociales. Pour Rodinson, l’islam devait (et allait) suivre la voie de sécularisation occidentale : cantonner les expressions de la foi au domaine privé et réserver l’espace public à la délibération démocratique fondée sur la raison laïcisée. Les vicissitudes des dernières décennies ont démontré que cette évolution n’avait rien de certain et que c’était la définition même de l’islam qui était en jeu.
L’avenir reste incertain et la sécularisation n’est plus envisagée comme inéluctable. C’est pourquoi, comme l’écrit le marxiste libanais Gilbert Achcar, grand connaisseur de l’œuvre de Rodinson qu’il fréquenta personnellement, « le combat contre l’intégrisme islamique — contre ses idées sociales, morales et politiques, et non contre les principes spirituels de base de l’islam en tant que religion — devrait rester pour les progressistes l’une de leurs priorités au sein des communautés musulmanes10. » Un combat qui suppose non seulement la bataille des idées, mais aussi, à égalité, la lutte contre le capital et l’impérialisme, fourriers de l’intégrisme.
Décidement, la France n’est pas pour rien le pays de la mode : après les années hidjab, les étés burkini, nous voilà donc face à une rentrée abaya.
Après les années hidjab, les étés burkini, nous voilà donc face à une rentrée abaya. Notre connaissance du vestiaire islamique devient encyclopédique : la France n’est pas pour rien le pays de la mode. D’ailleurs, on a vu, la même semaine que la polémique sur ces tuniques longues, le retour remarqué de LVMH, en la figure du contesté Johnny Depp, égérie du groupe de luxe, parmi les annonceurs du « Journal du dimanche » (« JDD ») nouvelle formule. Celui de Geoffroy Lejeune et des batailles culturelles sans fin pour rasseoir les concepts d’une suprématie blanche au rang des théories politiques acceptables. Ce « JDD » qui, selon Sarkozy demeure un bastion du centre droit, même dirigé par le journaliste qui avait fait de « Valeurs » un fanzine zemmourien. Les obsessions identitaires, autrement dit, sont au cœur de notre pacte républicain. Et l’abaya de passer, en quelques cases habilement jouées, d’un magazine d’extrême droite au discours de rentrée du nouveau ministre de l’Education nationale, qui a décidé de l’interdire à l’école.
Les demi-habiles ont dénoncé un contre-feu destiné à masquer des problèmes autrement plus criants, quant à la pérennité du pacte républicain, affectant l’école. Je ne crois plus qu’on en soit là, à dénoncer l’usage politique du racisme et de l’islamophobie. Je crois, en cette affaire, le ministre et son gouvernement parfaitement sincères.
On a répété que l’interdiction de l’abaya allait engendrer des ruptures graves du pacte républicain – car comment distinguer une abaya d’une tunique longue, sinon en habillant celle-ci d’intentions invisibles, ce qui aurait mécaniquement pour conséquence qu’on laissera passer les filles blanches, mais qu’on soumettra les « Arabes » à un interrogatoire poussé sur leurs choix vestimentaires et préférences religieuses. L’Etat, censé garantir la liberté de conscience, vient de réinventer le confessionnal : il prendra place dans les bureaux des proviseurs ou, mieux, par une ironie sordide et vengeresse, dans ces guérites en verre blindé qui protègent désormais les établissements scolaires des intrusions terroristes.
Le président, gêné l’autre jour par les relances de HugoDécrypte, a eu beau insister sur le fait qu’il ne faisait pas de parallèle entre le port de l’abaya et la mort de Samuel Paty, il a néanmoins attribué aux deux événements une cause commune : le mépris des règles de la laïcité.
S’il est délicat de réduire la place de la femme au Moyen-Orient aux mesures dictées par l’islam et les traditions, force est de constater que les sociétés de la région restent majoritairement guidées par des visions patriarcales. Pourtant, des avancées existent, des progrès ont été enregistrés dans la lutte contre les disparités, tandis que les Iraniennes se révoltent contre le port du voile, devenu symbole de l’oppression.
Le 16 septembre 2022, Mahsa Amini meurt dans un hôpital de Téhéran des suites des blessures infligées par la police des mœurs qui l’avait arrêtée trois jours plus tôt pour port inapproprié du voile islamique. La tragédie est le déclencheur en Iran d’un soulèvement majeur, notamment guidé par des femmes dans un pays où elles représentent la moitié de la population : 43,49 millions sur 87,92 millions en 2021 (au 1er juillet), selon l’ONU. Depuis, nombreuses sont celles qui refusent de porter tout type de tissu sur le visage ou les cheveux, défiant ainsi une obligation imposée par le régime né en 1979. Le cas iranien n’est pas isolé : mis à part le vent de révolution, les statistiques régionales donnent une tendance similaire dans la plupart des États du Moyen-Orient. Les femmes y sont nombreuses, éduquées, aspirant à travailler, à faire de la politique et, surtout, à avoir les mêmes droits que les hommes.
Une région en retard
Le Maghreb et le Machrek présentent de grandes différences, même s’ils sont unis en quelque sorte par la religion (l’islam) et une langue majoritaire (l’arabe) – Israël est ici exclu. Si la plupart des régimes en place reconnaissent l’islam comme religion d’État, la charia n’est pas toujours source de loi : la Tunisie reste laïque dans les pratiques et l’Arabie saoudite, régie par un pouvoir religieux omniprésent. Mais, dans les deux cas, les femmes sont à la fois très présentes (la moitié de la population nationale), alphabétisées (à plus de 70 %) et touchées par le chômage (au moins 20 %). D’autres critères interviennent pour révéler des disparités : les femmes sont plus sujettes aux problèmes de santé que les hommes, notamment l’obésité ; elles ont moins accès aux nouvelles technologies, comme Internet.
Le Moyen-Orient arabo-musulman se classe en queue du classement 2022 du Forum économique mondial sur les disparités entre sexes : sur 146 pays enregistrés, le premier de la région, les Émirats arabes unis, arrivent en 68e position, les autres restant en dessous de la 119e (Liban), tandis que les dernières sont occupées par l’Afghanistan (146e), l’Iran (143e), l’Algérie (140e), etc. (1). De même, selon l’Union interparlementaire, la moyenne de la représentation des femmes dans les Parlements du Maghreb et du Machrek atteint 16,9 % au 1er janvier 2022. C’est certes un bond important par rapport à 1995 (4,3 %), mais ce chiffre est le plus bas au niveau mondial (2). Et l’institution rappelle que la région a enregistré un recul de la présence des femmes dans les Assemblées, notamment en Algérie. Rappelons que beaucoup de régimes sont autoritaires (et sans élections libres) ou des démocraties dysfonctionnelles. Enfin, dans les pays en guerre ou traversant une crise sévère, les femmes et les enfants sont les premières victimes civiles.
Des avancées… et des reculs
Certaines avancées sont à souligner, même dans un système aussi strict que le saoudien. Dans le royaume, où elles doivent porter le voile et l’abaya en public, les femmes n’avaient pas le droit de conduire jusqu’à 2017 ; l’année suivante puis en 2019, elles sont autorisées à créer une entreprise et à voyager en dehors du pays sans l’autorisation d’un tuteur masculin. Mais lorsqu’elles osent s’exprimer contre le régime ou font preuve de trop de liberté, elles finissent en prison. Et leur statut juridique inférieur à celui des hommes reste la base du problème en Arabie saoudite, mais aussi en Iran ou dans de nombreux pays de la région. Ainsi, en droit civil, les inégalités sont fortes, et peu de mesures officielles – voire aucune – sont prises (3). Au Maroc, si le Code de la famille a été modifié en 2004 pour empêcher le mariage de mineures, en matière d’héritage, les femmes n’obtiennent que la moitié d’un homme du même degré de parenté. Quant à l’égalité salariale, aucun État du Moyen-Orient n’a adopté de normes légales à ce sujet. En droit pénal irakien, un homme reconnu coupable de viol peut obtenir un allégement de peine s’il épouse sa victime.
Nombreuses sont les ONG à dénoncer régulièrement ces situations, rappelant que l’égalité des genres est la base d’un meilleur développement économique et de la démocratisation des institutions. En 2011, les « printemps arabes » avaient laissé poindre l’espoir d’améliorations, mais les évolutions – et leur effectivité – ont été faibles (4). Alors que l’Afghanistan replonge dans l’obscurantisme des talibans depuis août 2021, l’Iran est sous observation. Les autorités obligent non seulement le port du voile – ce que le Coran ne mentionne pas explicitement –, mais elles maintiennent également des normes extrêmes, comme l’interdiction de chanter en public, de se marier avec un étranger, de refuser d’avoir des relations sexuelles avec son mari, ou la condamnation à mort dès l’âge de neuf ans… Les manifestations organisées après la mort de Mahsa Amini rappellent que les femmes, en Iran et ailleurs au Moyen-Orient, savent être les actrices du changement.
La place des femmes au Moyen-Orient
Éducation, travail et droits des femmes au Moyen-Orient
Notes
(1) WEF, Global Gap Report 2022, 2022.
(2) Union interparlementaire, Les femmes au Parlement en 2021, 2022.
(3) IMC Worldwide, Situation Analysis of Women and Girls in the MENA and Arab States Region : A Decade Review 2010-2020, 2021.
(4) Juliette Gaté, « Droits des femmes et révolutions arabes », in La Revue des Droits de l’Homme, no 6, 2014.
Objets de la panique vestimentaire de cette saison printemps-été 2023, deux termes arabes ont fait leur irruption dans le débat publique : le qamiṣ et la ʿabaya sont d’ores et déjà devenus les nouveaux objets des fantasmes d’exotisme xénophobe. Si leurs détracteurs médiatiques et politiques y voient un nouveau signe de la sournoise invasion des « musulmans », c’est-à-dire des Maghrébins, leur histoire n’a cependant rien à voir avec l’Occident musulman.
Les spécialistes de la littérature arabe se tourneront vers l’ouvrage orientaliste de référence sur la question : le Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes publié par Reinhart Dozy en 1845. Gageons que ce résumé lexicographique recèlera pour nos éditorialistes et ministres français une réserve inépuisable d’obsessions textiles, pour un siècle au moins de lois et réglementations.
UNE SIMPLE « CHEMISE »
Le qamiṣ n’y a même pas droit à une description préalable, tant l’auteur considère que l’étymologie est transparente avec le latin camisia : « Les Orientaux portent la chemise par-dessus le caleçon, et non pas, comme c’est la coutume en Europe, par-dessous le caleçon ». Ce concept distingue surtout le costume oriental ET européen de celui qui prédomine en Occident musulman (Maghreb) et y est appelé entre autres la gandoura : à manches courtes voire inexistantes elle correspondrait donc plutôt à un t-shirt. Au Proche-Orient, à l’époque prémoderne, la « chemise » était aussi portée par les femmes, comme en attestent les Mille et une Nuits, si bien qu’un émir mamelouk de Syrie du Nord avait pris l’initiative de réglementer la largeur des manches pour en limiter l’impudeur. Toutefois, Dozy note également que qamiṣ porte une charge symbolique en lien avec le Coran et le Prophète, mais il n’en connait pas la cause. En fait, qamiṣ figure bien dans le texte sacré, mais exclusivement pour désigner le motif récurrent de la « tunique » de Joseph (sourate XII) : celle qui est tachée du sang d’un agneau lorsqu’il est jeté au puits (hébreu : Ktnt), qui est ensuite déchirée par la femme de Potiphar et enfin posée sur les yeux de Jacob pour lui rendre la vue.
Le vocable est attesté en syriaque (qamista) et c’est sans doute dans ce contexte du début du Moyen-Âge que qamiṣ se retrouve comme un vêtement récurrent et donc banal pour les personnages mentionnés dans la première littérature exégétique et légale (VIIIe siècle).
Il est probable que ce fût à partir de cette quantité de mentions associées aux premiers compagnons que la simple « tunique » finit par receler un potentiel normatif dans l’imaginaire des spécialistes moyen-orientaux du ḥadith prophétique. Or, le mouvement salafiste se fonde d’une part exclusivement sur cette littérature canonique, et, d’autre part, il se développe justement en péninsule Arabique à l’époque de Dozy. Dès lors, la rencontre de la norme, de la praticité et de la banalité aura eu tendance à transformer cette autre coupe moderne de la « chemise », dans le Golfe, en standard vestimentaire de l’islam moderne salafisé.
L’ABAYA, UN COSTUME AVANT TOUT MASCULIN
La ʿabaya a une histoire plus intéressante et contre-intuitive : le terme est dérivé de l’araméen ʿbayta (ou ʿabita) qui veut dire : « grossière » ou « épaisse ». Cela désigne explicitement une lourde tunique rustique en laine, souvent rayée de noir et de blanc, qui ne comporte « qu’un rudiment de manches » comme l’écrit le lexicographe Kazimirki. Cette simplicité qui traverse les millénaires explique que ʿabaʾ charrie encore en arabe le sens sémitique primitif de « grossier », sans rapport avec sa racine principale.
En l’espèce, cette forme d’arabe standard est généralement déclinée au féminin en ʿabaʾa, avec une variante en ʿabaya qui s’avère l’objet d’un long débat chez le philologue tuniso-égyptien Ibn Manẓour au XIIIe siècle. C’est probablement sa prédominance en Égypte qui explique que cet usage, qui y était encore seulement émergent à l’époque de Dozy (p. 292-297), ait fini par l’emporter de nos jours via les travailleurs immigrés dans le Golfe. Mais surtout, il faut dire ici qu’il est question d’un costume avant tout masculin : c’est tout bonnement l’uniforme « caractéristique des Bédouins d’à peu près tous les temps ». Ici aussi, cet apanage du rural arabophone à dominante pastorale est purement proche-oriental. Dès lors, son équivalent maghrébin serait plutôt la djellaba, laquelle comporte une capuche et des manches longues.
Cela étant, cette simple couverture pliée et fendue pour passer la tête convient aussi bien aux Kurdes d’Urfa que comme bure pour les curés maronites du Liban. Pour autant, elle est également portée « au dessus de la chemise », donc du qamiṣ, chez les bédouines de toute condition, les nobles dames portant « des abas de satin, ou de velours comme celles des hommes », selon les mots du chevalier d’Arvieux (m. 1702).
C’est aussi le cas chez les Bagdadiennes. Dans ces conditions, c’est également le costume que revêt une prostituée (kura, du grec kore : « fille ») dans les Mille et une Nuits, et cet usage semblerait bien avoir subsisté jusqu’à nos jours. Dozy témoigne du fait que la ʿabaya égyptienne commence à se moderniser et à s’embourgeoiser au cours du XIXe siècle : elle reçoit des manches et s’allonge jusqu’aux pieds (de même que le qamiṣ, lorsque le shirt européen se raccourcit au contraire).
Le fait que ce costume normalement masculin devienne un apanage féminin rappelle le phénomène que connut la djellaba au Maroc, lorsqu’elle fut revêtue par les femmes à partir des années 1950-1960, au moment de quitter l’inconfortable drap (ḥayek) blanc pour pouvoir sortir de la maison et travailler avec les mains libres tout en restant pudiques. En péninsule également, son équivalent est devenu standard, d’autant qu’il est même codifié dans la loi saoudienne (contrairement au couvre-chef, qui n’est pas obligatoire). Ce faisant, il y constitue un uniforme de pudeur réglementée dans un contexte urbain et moderne où les femmes, notamment immigrées, travaillent. Du fait de la richesse économique de la région, elle a donc pu devenir un objet de distinction capable de se décliner en coloris, coupe et accessoires luxueux. Ce compromis de couture moderne a pu, à la différence de la djellaba des prolétaires maghrébins, le transformer en objet d’exportation partout là où l’articulation de ces mêmes besoins préexistaient sans être satisfaits.
SIMON PIERRE
Docteur en histoire de l’Islam médiéval, Sorbonne-Université.
L’abaya, symptôme d’une France en pleine panique identitaire
La France se replie sur elle-même. Dernier avatar de ses obsessions post-coloniales : la polémique autour de l’interdiction du port de l’abaya à l’école, qui se traduit par une suspicion généralisée à l’égard des musulmans, et plus précisément des musulmanes, et par deux défaites : celle de la laïcité et celle du droit des élèves à disposer de leur corps.
Des enfants – et leurs parents – qui ne mangent pas à leur faim, des enseignant·es non remplacé·es malgré les promesses, des fournitures trop chères, des températures caniculaires dans des salles de classe surchargées… La rentrée scolaire aurait pu – aurait dû – être consacrée à traiter les vrais sujets des familles, ceux qui concernent les conditions d’apprentissage et de transmission des savoirs, l’explosion de l’inflation, le creusement des inégalités et les effets du dérèglement climatique. Mais non, voilà plus de deux semaines qu’une tenue vestimentaire occupe les discussions politiques et tient la chronique médiatique.
Cette année, plus de 5,7 millions d’élèves ont repris le chemin des collèges et des lycées en France. Et le bilan, dressé dès mardi 5 septembre par l’auteur même de l’interdiction, le ministre de l’éducation nationale Gabriel Attal, est le suivant : 298 élèves se sont présentées en abaya et 67 ont refusé de la retirer. Notre pays s’étripe depuis plus de deux semaines sur la longueur des robes des jeunes femmes pour quelques centaines de cas… au détriment des élèves concernées, dont on entend peu la parole, au premier rang desquelles celles qui se sont vu imposer de rentrer chez elles plutôt que d’étudier.
Cette démesure révèle, une fois encore, une panique identitaire dont seule la France post-coloniale a le secret. Cette démesure, surtout, cache mal le message implicite envoyé à l’ensemble de la société : on peut en effet estimer, compte tenu de la « rentabilité » de cette interdiction, que la polémique est un prétexte. Un prétexte pour dire aux musulmans qu’ils doivent « se tenir sages », qu’ils sont sous contrôle, que leurs faits et gestes sont examinés et jugés par le reste de la communauté nationale. Une manière de leur dire, encore une fois, « vous n’en faites pas partie ». Ou plutôt : « si vous voulez en faire partie, prouvez-le, changez vos pratiques intimes, abandonnez vos racines ». La laïcité à la sauce judéo-chrétienne a bon dos (lire les pertinentes mises au point de l’historien de la laïcité Jean Baubérot sur son blog de Mediapart).
Car, malgré les dénégations, ce sont bien les musulman·es qui subissent les amalgames véhiculés dans un espace politico-médiatique de plus en plus rance. N’en retenons qu’un, tout droit venu du chef de l’État. Interviewé lundi 4 septembre par le youtubeur « Hugo décrypte », Emmanuel Macron a cru bon d’évoquer l’attentat islamiste de Conflans-Sainte-Honorine du 16 octobre 2020 pour expliquer le contexte de la décision du gouvernement d’interdire le port de l’abaya. « Nous vivons dans notre société avec une minorité de gens qui, détournant une religion, viennent défier la République et la laïcité. Et pardon mais ça a parfois donné le pire. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu l’attaque terroriste et l’assassinat de Samuel Paty dans notre pays », a -t-il déclaré. « Je ne fais aucun parallèle », s’est-il empressé d’ajouter – une dénégation osée après avoir lui-même fait le rapprochement.
Il fut un temps où le président de la République était plus soucieux de déconstruire les préjugés diffusés au nom de la défense de la laïcité. Alors qu’il n’était encore que candidat à la présidentielle, il dénonçait les dérives islamophobes découlant de l’instrumentalisation de ce principe fondateur de notre République. C’était sur le plateau de Mediapart, en novembre 2016, quelques mois seulement après les attentats islamistes meurtriers qui avaient endeuillé la France en 2015.
« Moi, je crois à la loi de 1905. [...] La laïcité c’est une liberté. La bataille n’est pas perdue. Si les laïcistes gagnent en mai prochain [aux élections présidentielles – ndlr], je pourrai vous dire que j’aurai perdu cette bataille, mais je pense qu’elle n’est pas perdue. Parce que, au fond, ce n’est pas la laïcité dont les gens parlent. Ce faisant, ils parlent de leur rapport à l’islam. » « La question, poursuivait-il, c’est comment on sort de ça ? On sort d’abord en distinguant les sujets. Bien souvent dans le débat qu’on a sur l’islam, on confond tout. »
Emmanuel Macron a perdu sa lucidité d’antan. La vision de la laïcité dont il se rapproche désormais n’est plus celle de la liberté de conscience dans la seule limite du respect de la liberté de conscience des autres citoyen·nes, mais celle, défensive, excluante, répressive, prônée notamment par le Printemps républicain, qui en fait un outil discriminatoire, antireligieux, pour ne pas dire antimusulman.
Comment le chef de l’État ne voit-il pas non plus qu’un autre biais, sexiste celui-là, traverse la polémique qu’il alimente toute honte bue ? Car, plus encore que les musulmans, ce sont les femmes musulmanes qui sont dans le viseur. Après le voile à l’école, dans les universités, dans les entreprises, dans les collectivités territoriales, dans l’espace public ; après le burkini sur les plages ; après le bandana, le turban et la jupe longue, c’est donc au tour des robes jugées trop couvrantes de faire l’objet d’une fixation nationale. Cette litanie de polémiques est vertigineuse tant à chaque fois se répète la même obsession : celle d’interdire des vêtements à des femmes au motif qu’elles ne devraient pas se laisser imposer leur tenue par d’autres – que cet « autre » prenne la forme de la religion, du mari ou de la communauté.
C’est du choix vestimentaire, relevant de l’intime, et du corps des femmes musulmanes, constituées en menace au nom des « valeurs de la République », qu’il est à nouveau question sur toutes les ondes de France. Qu’elles défendent ou non le port de l’abaya, peu importe, elles se retrouvent victimes collatérales d’une suspicion généralisée. Alors même que leur invisibilisation sociale est la norme, alors même que leur relégation aux emplois les plus précaires ne fait frémir personne, elles subissent de nouveau l’opprobre hexagonal.
Un État arbitraire
Au-delà de la polémique et de ses effets, c’est l’interdiction posée par l’État qui pose problème. En édictant ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas, l’État français, supposé laïque, sort de son rôle et se piège lui-même. Alors même qu’existe un débat sur la nature religieuse ou traditionnelle de ce vêtement, alors même que la plupart des autorités musulmanes dénient son caractère religieux, alors même que les situations individuelles sont inévitablement complexes et entremêlées, l’exécutif a décidé de trancher. Il se met dans la tête des jeunes filles et arbitre à leur place entre ce qui relève d’un attachement culturel, d’un désir de se protéger des regards, d’une croyance religieuse, d’une provocation ou de mille autres raisons encore. En essentialisant ce vêtement, il enferme paradoxalement les adolescentes qui le portent dans une interprétation univoque.
Certes, l’État a répondu à une demande de certains proviseurs. « Il n’y a pas de cadre clair, on ne sait pas précisément ce qui est une tenue religieuse et ce qui ne l’est pas », déclarait ainsi avant la rentrée le secrétaire national du Syndicat des personnels de directions de l’éducation nationale (SNPDEN-Unsa). Sauf que l’interdiction arbitraire ne va rien clarifier et risque au contraire d’entraîner les chefs d’établissement dans le piège de l’exécutif.
Selon le cadre de la loi du 15 mars 2004, les vêtements et accessoires ne peuvent être interdits que lorsque le comportement des élèves manifeste ostensiblement une appartenance religieuse. « Ainsi, explique la Vigie de la laïcité, structure associative formée après la dissolution par le gouvernement de l’observatoire du même nom, un·e élève qui porte systématiquement un couvre-chef pour couvrir ses cheveux et remplacer un voile ou un turban peut être sanctionné·e au titre de la loi de 2004. De même, le port d’une robe couvrante que certain·es qualifieraient d’“abaya” peut être interdit s’il est systématique et s’oppose, par exemple, au port d’une tenue adaptée en éducation physique et sportive ou en travaux pratiques. » Il en découle qu’« une interdiction générale, sans prise en compte d’un comportement marquant une appartenance religieuse, de toute robe couvrante pouvant être communément portée par des élèves en dehors de toute signification religieuse renverrait à une police du vêtement parfaitement contre-productive, suscitant les provocations d’élèves et entraînant davantage de replis en réaction ».
Dit autrement, la laïcité est une pratique vivante, au cas par cas, qui suppose de comprendre le sens que donnent les élèves à leur tenue et d’apporter une appréciation sur leur caractère « manifestement ostentatoire ». Sa mise en œuvre implique avant tout dialogue et échange – c’est ce qui a lieu dans l’immense majorité des établissements. L’interdiction telle qu’elle a été édictée va immanquablement conduire les proviseur·es à décider, a priori, sans tenir compte de la parole des élèves. Comment vont-ils s’y prendre pour différencier une abaya d’une robe longue ordinaire ? Ils risquent de se référer, plus ou moins consciemment, à l’idée qu’ils se font de l’identité religieuse des jeunes femmes, de la couleur de leur peau ou de la consonance de leur nom, autrement dit cela pourrait se traduire par des pratiques discriminatoires.
L’exécutif est entré dans une spirale infernale. Chaque nouvelle interdiction en appellera mécaniquement d’autres. Initialement conçue comme une « loi de liberté », la laïcité devient un outil d’humiliation, de contrôle et d’exclusion. La traduction judiciaire de cette interdiction ne s’est d’ailleurs pas fait attendre : dans une circulaire du 5 septembre adressée aux procureur·es, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti demande « une réponse pénale ferme, rapide et systématique » en cas d’atteinte grave à la loi dans les établissements scolaires.
Emmanuel Macron, qui citait Aristide Briand en 2016, aurait dû relire ses mises en garde, qui s’inscrivent dans l’histoire de France puisqu’il est l’un des principaux concepteurs de la loi originelle de 1905. La question des vêtements s’était déjà posée à l’époque. Et Aristide Briand avait pris parti contre l’interdiction du port de la soutane : il estimait tout d’abord que, par principe, la loi de 1905 ne devait pas « interdire à un citoyen de s’habiller de telle ou telle manière » et il considérait ensuite, par souci d’efficacité, que le résultat serait « plus que problématique » : la soutane interdite, on pourrait compter sur « l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs » pour créer un « vêtement nouveau ».
Comme le rappelle la Vigie de la laïcité, « la façon la plus efficace de lutter contre tout repli communautaire réside dans le renforcement urgent de la mixité socio-culturelle à l’école. Dans chaque établissement où elle a été renforcée, les atteintes à la laïcité ont drastiquement chuté ». À force d’utiliser à tort et à travers la laïcité contre les élèves de confession musulmane, l’exécutif risque de les faire douter des valeurs de liberté et de respect portées par cette notion, de semer la confusion et de renforcer les dérives les plus radicales. Pour lutter efficacement contre l’intégrisme religieux, qui se nourrit des discriminations, du racisme et des violences policières, l’école, plutôt que de souffler sur les braises, doit jouer à plein son rôle émancipateur, en promouvant les valeurs de solidarité, d’égalité, particulièrement entre les femmes et les hommes, de justice et de mixité sociale.
Faisant droit à des exigences venues de l’extrême droite, notamment des maires de Perpignan et de Béziers, le passage de relais entre l’interdiction de l’abaya et l’expérimentation de l’uniforme en dit long : comme souvent, les injonctions concernant telle ou telle minorité servent de laboratoire, avant leur extension à la population entière. Avec la mise en cause de la liberté fondamentale des élèves à disposer de leur corps, à vivre leur diversité et à inventer leur pluralité, la jeunesse dans son ensemble pourrait être la prochaine victime expiatoire d’un gouvernement en mal d’autorité. Serait-ce la seule leçon qu’Emmanuel Macron a tirée des révoltes ayant enflammé les quartiers populaires au début de l’été après la mort de Nahel tué à bout portant par un policier à Nanterre ? Mettre au pas la jeunesse en l’enfermant dans un uniforme ?
En colère ou désabusés, les enseignants sont nombreux à regretter que le gouvernement mette l’accent sur l’interdiction de l’abaya à l’école plutôt que sur d’autres sujets tels que la pénurie de professeurs.
Une jeune femme porte une abaya à Nantes, le 31 août 2023. (LOIC VENANCE / AFP)
« Il ne nous manquait plus qu’avoir à faire la police du tissu… »Gilles Vervisch, professeur de philosophie dans un lycée d’Eaubonne, dans le Val-d’Oise, n’arrive pas à voir un quelconque intérêt à l’annonce faite dimanche dernier par le ministre de l’Education Gabriel Attal de l’interdiction de l’abaya à l’école dès le lundi 4 septembre.
A cette date, ce vêtement traditionnel féminin couvrant le corps, porté par certaines élèves musulmanes, sera banni des établissements scolaires publics.
Le ministre a envoyé jeudi 30 août au soir, veille de prérentrée des enseignants, une note de service aux chefs d’établissements au sujet de l’interdiction de l’abaya et du qamis, leur assurant son « devoir absolu d’être toujours à [leurs] côtés ». Pour autant, les professeurs ne sont pas convaincus. Et regrettent que ce sujet occulte de plus importantes problématiques en cette journée de rentrée.
les filles s’habiller comme elles le souhaitent ? »
« Il est nécessaire d’apporter des clarifications sur le respect de la laïcité à l’école », souligne Sophie Vénétitay, secrétaire générale du syndicat Snes-Fsu et professeure de SES dans un lycée de l’Essonne. Pour autant, le sujet n’est pas pour elle « une priorité » en cette rentrée, et elle craint que cette mesure symbolique ne s’avère contreproductive : « Sur le terrain, on se rend bien compte que, dans 95 % des cas, ces situations se dénouent d’elles-mêmes par le dialogue. Ça permet d’éviter que ces élèves et ces familles quittent l’école publique et aillent dans le privé confessionnel. Ce serait alors une véritable défaite pour l’école de la République. »
De son côté, Gilles Vervisch juge cette interdiction « sortie de nulle part ». « L’année dernière c’était le “crop top”, cette année l’abaya… Les vêtements ne doivent être pas trop courts, ni trop longs… Quand laissera-t-on les femmes et les filles s’habiller comme elles le souhaitent ? », s’insurge-t-il. D’autant plus que cette tenue n’est pas considérée par le Conseil français du Culte musulman (CFCM) comme un vêtement religieux ostentatoire.
« Pourquoi aller chercher un signe religieux dans un habit traditionnel ? Dans ce cas, il faut aussi interdire les serre-tête pour les catholiques. Si on cherche à interdire tous les signes de culture arabo-musulmane, on ne fera que renforcer la stigmatisation… »
Un avis partagé par Paul*, enseignant en lettres et histoire dans un lycée professionnel de Seine-Saint-Denis, qui voit dans la mesure « une dimension raciste ». « Il existe des robes larges qui sont “fashion” et qui ne posent aucun problème à personne. L’abaya, parce qu’elle est associée à la culture musulmane, est combattue pour récupérer des voix. » Et de conclure que, pour lui, l’interdiction n’est rien d’autre qu’une mesure « populiste ».
« C’est toujours sur les profs que ça tombe »
La détermination entre ce qui est une abaya et ce qui est une robe ample et longue sera laissée au personnel éducatif, et notamment aux directeurs d’établissements, qui devront statuer sur ce qui est « religieusement acceptable ».
Sauf que, dans les faits, les enseignants craignent que cette tâche ne leur incombe. « De toute façon, c’est toujours sur nous, les profs, que ça tombe », lâche, laconiquement Eric*, enseignant dans un lycée public des Hauts-de-Seine. « Le directeur ne fait jamais la grille à l’entrée [l’accueil des élèves en début de journée, NDLR]. Ce sont les surveillants et les profs qui vont devoir juger la tenue des élèves », regrette de son côté Paul. Une surveillance qui s’ajoute aux missions, déjà nombreuses, des professeurs.
Lui assure d’ailleurs qu’il ne serait « absolument pas à l’aise » de demander à une élève de ne pas porter d’abaya. Gilles Vervisch non plus : « Je ne suis pas sûr que je le ferai, indique-t-il. Je ne vais pas sortir mon mètre à couture pour savoir si la longueur de la robe est bonne. J’ai d’autres chats à fouetter. »
Une décision qui masque les « vrais » problèmes
Tous s’accordent cependant à dire que cette mesure sortie du chapeau est en réalité l’arbre qui cache la forêt. Et qu’interdire l’abaya détourne le débat « des vrais problèmes » auquel est confrontée l’Education nationale. Pour Eric :
« C’est une polémique habilement lancée par Gabriel Attal, notre nouveau ministre de l’Education. Comme ça, on ne parle pas des vrais sujets de l’Education nationale : le besoin de réévaluer les salaires, les difficultés à recruter, etc. »
Sophie Vénétitay rappelle en effet que la rentrée de ce lundi sera marquée par un « manque de professeurs » et « des classes surchargées ». Selon les chiffres du ministère de l’Education nationale, début juillet, sur plus de 23 800 postes ouverts en 2023 dans le public, 3 163 n’ont pas été pourvus. Le nombre de postes non pourvus s’élève à 1 315 dans le premier degré (maternelle et élémentaire) et 1 848 dans le second degré (collèges et lycées).
Faut-il recruter les professeurs autrement ?
Autre sujet d’importance, la revalorisation des salaires. Les responsables syndicaux portent ainsi un regard sévère sur le « pacte enseignant » mis en place par Pap Ndiaye, le prédécesseur de Gabriel Attal, et garantissant une hausse de 10 % des salaires des professeurs en contrepartie de nouvelles missions, comme l’aide aux devoirs. « On est très loin de cet objectif de 10 %. Actuellement, pour la moitié des professeurs, la revalorisation n’est que de 90 euros sans contrepartie. S’ils veulent plus, les enseignants doivent travailler davantage, ce qui nous semble inadmissible », soulignait ainsi Guislaine David, co-secrétaire générale du SNUIPP-FSU, syndicat majoritaire des enseignants du premier degré, à « l’Obs ».
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